Saint Jacques matamore à Burgos
Du 2 au 7 septembre 2014 se tenait à Burgos en Espagne, dans la province de Castille, le 17ème congrès de l’Union internationale des sciences préhistoriques et protohistoriques (UISPP), après Lisbonne en 2005, Florianopolis au Brésil en 2010, et avant Melbourne en 2017 (cf, sur ce blog : http://www.jeanpauldemoule.com/larcheologie-des-autres/). Le lieu de cette rencontre, consacrée pour l’essentiel aux recherches paléolithiques (mais on y parla même d’archéologie préventive), fut choisi de par sa proximité avec le site mondialement connu de Atapuerca, l’une des grandes découvertes archéologiques de ces dernières décennies, révélée par le creusement d’une voie ferrée locale. Le système karstique de cette sierra a été occupé par les plus anciennes communautés humaines attestées aujourd’hui en Europe, des homo antecessor vers 1,2 million d’années, puis des homo erectus (ou heidelbergensis) vers – 300.000 ans. Ces derniers ont laissé ce qui passe pour la plus ancienne pratique funéraire connue, le dépôt successif de défunts dans une cavité karstique, accompagné d’un biface en quartzite rouge et jamais utilisé, que l’on a surnommé Excalibur.
Pélerinages, croisades et Jihads
La ville de Burgos en a tiré profit pour créer un remarquable « musée de l’évolution », voué à Atapuerca et plus généralement à la préhistoire et à l’évolution humaine. On y voit même la reconstitution partielle en vraie grandeur du Beagle, le navire sur lequel Charles Darwin accomplit son voyage fondateur. Burgos, une cité à l’impressionnant patrimoine religieux gothique, sinon gothico-kitch, célèbre également à chaque coin de rue le culte du mercenaire et aventurier Rodrigo Diaz de Vivar, dit Le Cid – dont la sépulture fut violée, en la cathédrale de Burgos, par les troupes napoléoniennes, si bien que quelques fragments osseux en ont fini par échouer au musée de Châteauroux. Une grandiloquente statue équestre du héro, de style franquiste (le caudillo avait établi là sa capitale durant la guerre civile), rappelle sur son socle qu’il sauva en 1099 la chrétienté du péril maure.
De fait, l’artère principale de la ville est traversée par l’un des « chemins » (en l’occurrence, le « chemin français ») qui mènent à Saint Jacques de Compostelle, et l’on peut y observer en continu le passage de pèlerins solitaires ou en petits groupes, marchant avec entrain ou boitillant parfois, un long bâton à la main et une coquille Saint-Jacques accrochée au sac à dos. Le pèlerinage tient d’abord à une authentique découverte archéologique, celle d’un tombeau romain très normal, mis au jour au neuvième siècle en un lieu apparemment nommé « le champ des étoiles » (campus stellarum), qui devint Compostelle. Certes Saint Jacques (l’un des apôtres, quoiqu’il y ait plusieurs Jacques dans les Evangiles et que la liste des apôtres y soit imprécise) est censé avoir été décapité à Jérusalem. Mais son corps aurait été ramené à Rome, puis se serait retrouvé un jour sur la colline de Compostelle, pour le plus grand profit du lieu. En tout cas, l’Eglise finit par ratifier la découverte (en 1884). En son temps, le précédent président de la république française s’était extasié, lors d’un discours dans la cathédrale du Puy, sur les pèlerins de Compostelle : ils auraient été « les premiers Européens ».
Mais le saint de Compostelle est surtout, on l’oublie souvent, lié à la Reconquista de la péninsule ibérique par les rois très-catholiques, qui boutèrent définitivement dehors, au terme de sept siècles, la civilisation arabo-berbère en 1492, l’année où les Juifs furent également expulsés d’Espagne (le gouvernement Rajoy vient de proposer à leurs lointains descendants, à titre de repentance, la nationalité espagnole ; certains réclament la même chose pour les Morisques, musulmans convertis de force à la même époque, mais expulsés néanmoins un siècle plus tard).
Souvent le saint apparaissait lors des combats, fièrement juché sur un cheval blanc et brandissant une épée, donnant à chaque fois une issue favorable à la bataille. D’où son nom de Santiago Matamoros, le Tueur de Maures, tel qu’il est fréquemment représenté en peinture ou en sculpture, et comme on le voit aussi dans l’une des chapelles latérales de la cathédrale de Burgos. Il y a quelques années à peine, le chapitre de Saint Jacques de Compostelle avait envisagé de retirer de la cathédrale et de mettre au musée l’une de ces statues de bois, où le saint piétinait de son cheval des Maures apeurés et enturbannés. Devant les protestations, le déménagement fut annulé. Tous les pèlerins qui affluent vers Compostelle sont-ils conscients, entre foi sincère et aspirations New Age, qu’ils renouent ainsi avec un Jihad à l’envers, longtemps célébré ? Car l’aspiration égarée d’adolescents à la dérive qui tentent aujourd’hui de donner un sens à leur vie en se battant pour une cause qu’ils croient juste et généreuse n’est nullement une nouveauté. Il y eut au Moyen Âge plusieurs départs de « croisades des enfants » et de « croisades des pastoureaux » qui entendaient reprendre une Jérusalem que les nobles et riches chevaliers n’avaient pas su garder ; après avoir commis en passant quelques pogroms contre les communautés juives, ces cortèges de jeunes gueux finirent dispersés et massacrés par les troupes royales, attentives au respect de l’ordre. De même, dans les années 1960, certains autres jeunes Français, issues de classes sociales plus favorisées il est vrai, partirent rejoindre les guérillas d’Amérique latine, où plusieurs laissèrent leur vie – à la différence de ceux qui, au même moment, accomplissaient le pèlerinage dévot de Pékin ou de Tirana, avant de se retrouver quelques années plus tard dans divers cabinets ministériels, de gauche comme de droite.
Les manipulations du passé, souvent évoquées ici, bien que banales, ne dispensent pas pour autant historiens et archéologues de les expliciter et de les démonter sans relâche. La crise ukrainienne en est un pédagogique exemple, les deux parties se renvoyant un passé reconstruit, une Ukraine éternelle, voire mère originelle de l’Etat russe, contre une Grande Russie millénaires – tandis que Danois et Suédois se tiennent cois : pourtant, les premiers Etats russes, autour de Novgorod et de Kiev et vers l’an Mil, ne doivent-ils pas leur existence et même leur nom à des « Rus », ces mercenaires vikings appelés aussi Varègues, peut-être « roux », et à propos desquels les polémiques historiographiques font rage depuis au moins deux siècles ? On pourra, même si l’on n’en partage pas toute l’analyse, lire pour s’aérer le billet sur l’Ukraine d’Olivier Berruyer, journaliste à Marianne (http://www.marianne.net/Ukraine%C2%A0-le-retour-des-somnambules_a241033.html).
Statistiques et marchandises
On n’échappe pas au passé, qui revient en boomerang ou comme le sparadrap du capitaine Archibald Haddock dans Vol 714 pour Sidney – la métaphore est au choix. C’est ce qu’on appelle plus noblement le retour du refoulé. Il fut également question, à l’UISPP, de la gestion du passé, avec au moins une session sur l’archéologie préventive. Et de même au 20ème congrès annuel de l’Association européenne des archéologues (EAA), qui se tenait à Istanbul la semaine suivante et a battu tous ses records de participation, avec plus de 2200 intervenants (en 1995, sa seconde édition avait eu lieu à Saint Jacques de Compostelle). Outre un groupe de travail permanent sur l’organisation et les législations de l’archéologie en Europe, il y est régulièrement rendu compte d’un programme d’inventaire des archéologues européens (« Discovering the European Archaeologists »), pays par pays. Cet inventaire confirme les précédentes estimations : il y a entre 25.000 et 30.000 archéologues professionnels en Europe, un chiffre en régulière croissance, malgré les effets de la crise économique.
On continue en revanche d’attendre des statistiques fiables sur le taux de destruction (d’ « artificialisation des sols ») subi par chaque pays européen, à mettre au regard du taux de surveillance archéologique et de fouilles. Il est étonnant que la France reste l’un des rares pays où de telles statistiques ont pu être établies (pour mémoire : 60.000 hectares « artificialisés » chaque année ; dont 15% faisant l’objet de diagnostics archéologiques ; suivis à leur tour de fouilles véritables dans un cas sur cinq, en moyenne). Quant aux destructions volontaires et délictueuses, ceux qui suivent l’actualité auront sans doute lu cet été que, presque pour la première fois, un pilleur de sites archéologiques et prospecteur a été arrêté et traduit en justice ; ils auront lu aussi le 30 juillet dernier, avec un agacement certain, la façon dont la chroniqueuse judicaire du journal Le Monde (lequel avait pourtant, quelques mois auparavant, publié un dossier argumenté sur les pillages archéologiques et l’actualité archéologique y est sinon suivie avec sérieux et compétence) avait rapporté la séance du tribunal, prenant partie pour l’accusé, présenté comme un sympathique vigneron, attaché à sa terre et au passé de sa terre, ignorant des législations opaques et liberticides, et prêt à léguer un jour à un musée sa collection saisie de plusieurs milliers d’objets. L’amende requise dépasse pour une fois 240.000 euros.
Ces 30.000 archéologues professionnels européens sont à mettre au regard des quelque 12.000 archéologues professionnels états-uniens, et des 6.000 archéologues japonais. Ils sont dans ce dernier pays, longtemps le plus en pointe dans la sauvegarde de son patrimoine archéologique, en baisse continuelle depuis les mesures gouvernementales ultralibérales des dernières années, ce qui prouve que l’archéologie préventive sera toujours une activité fragile, jamais définitivement assurée. Quant aux Etats-Unis, on eut à nouveau l’occasion de vérifier le caractère baroque de son libéralisme affirmé, posé en modèle au monde entier : des pans entiers du territoire échappent à toute législation archéologique et permettent aux propriétaires de détruire en toute légalité et tranquillité les sites archéologiques qui s’y trouvent, notamment dans le cadre de l’extraction des gaz de schiste par fracturation hydraulique. Il est vrai que la majeure partie du patrimoine archéologique de ce pays ne concerne que les vingt millénaires d’occupation amérindienne, lesquels ne jouent aucun rôle dans l’identité nationale (si l’on excepte le folklore commercial autour des « Indiens »). Là encore, le refoulé, un génocide massif, systématique et cynique, affleure.
Une nouvelle politique archéologique ?
Sommes nous si loin en France de ce libéralisme baroque ? Il est savoureux qu’à la Cour des Comptes ou au ministère de la Culture on brandisse la réglementation européenne pour défendre l’archéologie commerciale, alors que dans le même temps le gouvernement Valls veut renégocier à la baisse les directives européennes sur les nitrates de l’agriculture productiviste et porcine, qui empoisonnent l’eau et font proliférer les algues vertes – il est vrai que, comme pour l’amiante, les responsables ne seront plus aux affaires lorsque leur culpabilité deviendra éclatante. De même l’autorisation de déversement en pleine mer des boues rouges industrielles au large du parc national des Calanques de Marseille (vingt millions de tonnes en un demi-siècle) vient-elle d’être prolongée de … trente ans. De même que les paysans votent à droite, pour une politique libérale qui provoque à terme la disparition de la plupart d’entre eux. Et que les fameuses professions protégées, des notaires aux pharmaciens en passant pas les huissiers, s’opposent fermement à la concurrence commerciale, pourtant cœur de la politique libérale pour laquelle ils votent eux aussi.
Que l’archéologie commerciale soit antagonique, par définition, de la recherche scientifique, l’actualité récente a permis de le vérifier. La faillite de plusieurs entreprises privées laisse en déshérence chantiers, mobiliers, documentation et rapports de fouille – à charge pour l’Inrap, de par la loi, de rattraper ce qui peut encore l’être. Cela avait déjà été le cas une première fois il y a quelques années dans le nord de la France ; l’entreprise en faillite, agréée avec bienveillance par le Conseil national de la recherche archéologique d’alors, avait même reçu, au moment de son montage, un « prix spécial » sous l’égide admirative de l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales, l’ESSEC, à l’occasion duquel il fut spécifié en toute simplicité que ladite entreprise avait vocation à remplacer l’Inrap. Les désastres récents (dont les archéologues salariés ont été les premières victimes, en sus du patrimoine archéologique lui-même) rappellent aussi que la concurrence commerciale n’a nullement été une demande des aménageurs économiques, qui préféraient avoir en face d’eux un établissement public fiable, bras armé de l’Etat. Ce fut une mesure purement idéologique, réclamée par les parlementaires de la majorité d’alors, et actée par le gouvernement Raffarin. De même que lorsqu’on s’extasie sur les postes (précaires) créés par les entreprises commerciales d’archéologie, on oublie que ça n’a été qu’au prix du plafonnement autoritaire des effectifs de l’Inrap par les gouvernements successifs. De fait, cette précarité et la course vers des prix de plus en plus bas ne cessent de dégrader les conditions de travail des employés de ces entreprises commerciales. Un tract récent des sections syndicales Sud de quatre de ces entreprises le signale de manière accablante : télécharger le tract ici
Ces faillites, ces catastrophes industrielles (qui pour l’instant profitent surtout aux entreprises privées plus grosses), vont-elles pour autant changer l’étrange tolérance, sinon appétence, de la haute administration du ministère de la Culture pour la concurrence commerciale en archéologie ? On attend toujours les sanctions qui devaient répondre aux modalités grâce auxquelles, en Ile-de-France, l’entreprise Eveha put obtenir contre toute attente un chantier préventif à l’intérieur même du musée du Louvre. On attend toujours que cette même entreprise, connue pour ses prix « cassés », publie ses bilans financiers, comme la loi l’y oblige, et permette d’y voir un peu plus clair sur son mode de gestion. On s’étonne que ledit ministère n’ait trouvé rien à redire à l’étrange mariage, dans le nord de la France, d’une entreprise commerciale et d’un service de collectivité territoriale pour un chantier préventif, alors même que la ministre de la Culture ne cessait d’appeler à la formation d’un grand pôle public de l’archéologie.
On aurait tort de croire cependant que l’arrivée d’une nouvelle ministre, dont les intérêts évidents semblent se porter beaucoup plus vers la « communication » que vers le patrimoine, vienne tout annuler des déclarations d’intention, si positives à l’origine, de l’ancienne ministre. Ne serait-ce que parce que les archéologues n’ont aucune intention d’en rester là.
Ce moment de rentrée est aussi celui de la mise en place d’un nouveau président et d’une nouvelle politique scientifique au sein de l’Inrap, dont on attend évidemment beaucoup.
5 Commentaire
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Même combat perdu avec les ministres de la culture pour la politique autour des chemins de Compostelle… Nous remontons à la nage un fleuve en crue !
Merci Monsieur Demoule. Je vous ai connu enseignant à Paris I en 1983-84, j’étais petit, je n’osais à peine entrer en bibliothèque de protohistoire, à Michelet… Peur de Jérôme Dubouloz, de Patrice Brun, et de tous ceux qui continuaient la vallée de l’Aisne … Une vraie envie de fuir… Et puis des rencontres, Jean-Louis Voruz, Joël Vital, Alain Beeching, ailleurs, dans une autre région… Et cette volonté de construire, ensemble, avec tous, avec des petits moyens, une toute petite intelligence collective, cette archéologie préventive… Et nous avions gagné… Je ne suis qu’un tout petit archéologue travaillant à l’Inrap et déjà si vieux et je vous remercie de vous réveiller…
Puisque la métaphore est au choix, explorons l’histoire du maléfice, car c’en est un. Le sparadrap apparaît dans « L’affaire Tournesol » pour soigner une légère blessure reçue lors de l’explosion de la maison du professeur Topolino. Il accompagne le capitaine pendant 18 pages avant d’entamer seul son irritant périple, qui dure 3 pages, pour enfin revenir à Haddock, au comble de la fureur. Pourquoi 18 pages d’accompagnement silencieux ? Pour qu’on s’habitue à lui, qu’on ne le voit plus, bien qu’il trône sur le nez du capitaine. Ainsi nous n’accordons plus aucune attention à ce qui devrait pourtant « se voir comme le nez au milieu de la figure »….et qui se manifeste soudain avec un pouvoir de nuisance décuplé. En réapparaissant brièvement dans « Vol 714 » l’objet nous révèle l’étendue du pouvoir maléfique dont il est porteur. Haddock s’en sert pour bâillonner des méchants, qui ne le sont plus vraiment, mais seulement bruyants. Auparavant il avait ligoté des prisonniers… l’aimable capitaine est devenu dur. Même le pur Tournesol devient violent dans cet album. Le sparadrap salope vraiment tout. En inrapien de chantier, petit-chef se dit sparadrap, vous l’ignoriez ?
Pour me consoler de ne pas attendre grand-chose de la nouvelle politique scientifique de l’Institut, je regarde en haut de la dernière page de « Tintin au Tibet », la superbe vignette en bande qui tient toute la largeur de la page. La caravane emportant les héros s’éloigne paisiblement dans la vallée. Sur la droite se trouve la lamasserie qu’ils viennent de quitter. Juste au-dessus des hautes murailles de l’édifice on distingue, minuscule, le moine Foudre Bénie qui s’élève.
Salut Michel..
Excellent article, qui donne un peu le vertige par la profondeur qu’il apporte aux différents thèmes envisagés !