Archéologie : pendant les travaux, les destructions continuent

Une page presque entière du journal Le Monde daté du 9 octobre 2013 (http://www.lemonde.fr/sciences/article/2013/10/07/eolienne-contre-archeologie-dans-l-aude_3491347_1650684.html) relatait en détail la destruction par l’entreprise Alstom, à l’occasion de l’érection d’éoliennes, d’un village médiéval connu, celui de Saint-Pierre-le-Clair dans l’Aude. Cette destruction était d’autant moins admissible que les ruines étaient apparentes, et les justifications de l’entreprise (et du maire) pour le moins confuses. Mais le plus étonnant réside sans doute dans les déclarations de la chef des patrimoines au ministère de la Culture, affirmant qu’un tel événement était parfaitement exceptionnel, et que son ministère portait d’ailleurs systématiquement plainte. Pourtant la journaliste n’a pu trouver la trace que d’une seule plainte, à Amiens et jugée en 2006, sur un site gallo-romain, dont le Conseil national de la Recherche archéologique avait d’ailleurs souligné l’importance. Exceptionnel, vraiment ? Qui de nous n’a pourtant jamais entendu parlé par tel ou tel ouvrier d’une entreprise de travaux publics de la destruction assumée et sur ordre de vestiges fortuitement découverts. Est-il nécessaire de rappeler de surcroît que les diagnostics d’archéologie ne portent que sur environ 15 à 20% des surfaces aménagées chaque année (soit 70.000 hectares), et que donc 80 à 85% ne font pas l’objet de telles opérations de détection ; et qu’au final seulement 3% à 4% des surfaces aménagées font l’objet de véritables fouilles préventives, alors même qu’il existe statistiquement un site archéologique pour quatre hectares aménagés ?

Pour un recensement des destructions impunies

Interrogé par la journaliste, j’ai cité plusieurs cas, parmi tant d’autres, de destructions délibérées : le port du Havre, où au moment de son agrandissement  au début des années 2000 on pouvait observer les débris de navires des XVIIe et XVIIIe siècles déposés sur le bord par les excavatrices, les canons de bronze mêlés aux pièces de bois. Ou le site de Saran près d’Orléans, bien connu des médiévistes comme des préhistoriens par de précédentes fouilles, où le préfet interdit la moindre intervention archéologique afin de ne pas retarder d’un instant l’implantation d’Amazon, une entreprise à laquelle on doit en partie la disparition de nos librairies de quartier. Il ne serait pas inutile de recueillir un certain nombre de cas connus récents de destructions délibérées et restées sans suite, la pression politique n’ayant pas faibli, bien au contraire, ces dernières années, comme on a pu le voir en 2011 avec le rapport du sénateur Doligé, puis en 2013 avec le rapport Boulard-Lambert, deux rapports sur la « simplification » administrative et qui accusent l’archéologie d’être un obstacle intolérable au développement économique, recommandant de fait la destruction assumée du patrimoine archéologique de toutes les générations futures – recommandation qui est en principe punie par la loi. Un « Livre noir » des destructions archéologiques serait sans doute bienvenu au moment où un « choc de simplification » est sensé relancer la croissance.

Dans le même article, notre collègue Dominique Garcia rappelle un autre fait, relevé par le Livre blanc, à savoir les « angles morts » de la législation actuelle, qui ne couvre pas un certain nombre de facteurs majeurs de destructions (travaux agricoles et forestiers, patrimoine sous-marin, travaux sur le bâti, érosions dues à des causes naturelles, etc). Il ne semble pas que, dans son état actuel, le projet de loi sur le Patrimoine ait eu à cœur de traiter cette question. Sans doute faut-il éviter de froisser le « lobby agricole », pourtant l’un des principaux facteurs de destructions, comme l’a montré il y a quelques années une enquête hollandais – les destructions par l’agriculture atteignant dans ce pays 60% des destructions archéologiques totales.

Le parcours de la loi sur le patrimoine

Et la loi sur le patrimoine, donc ? A l’heure actuelle, elle est toujours en cours de rédaction, et plusieurs versions successives en ont circulé. Deux étapes obligatoires doivent être franchies avant le passage au Parlement, prévu pour le second semestre 2014. La première étape est celle des « Réunions Interministérielles » (les initiés prononceront « airhi »). Il s’agit d’un rituel républicain au cours duquel, dans les combles de l’hôtel Matignon, sous la présidence du conseiller du Premier ministre dans le domaine concerné, sont réunis les représentants du ministère qui propose une nouvelle loi (membres du cabinet et des directions ministérielles), mais surtout les représentants de tous les autres ministères concernés. S’agissant d’archéologie, ces hauts fonctionnaires s’estiment en général les défenseurs attitrés des intérêts économiques qu’ils estiment à tort ou à raison menacés, les agriculteurs pour le ministère de l’agriculture, les constructeurs pour le ministère de l’équipement (pardon, du développement durable), etc. Une ou plusieurs « R.I. » sont nécessaires pour obtenir un accord minimal, le représentant du Premier ministre arbitrant in fine. La seconde étape est celle, plus formelle, du passage en Conseil des ministres, prévu en l’état pour la fin de l’année 2013. Le Conseil d’Etat peut éventuellement être consulté – mais la loi, même votée, peut aussi être attaquée devant ce même Conseil d’Etat. C’est ce qui était arrivé à la loi originelle de 2001, qui fut pourtant validée par lui, tout comme par le Conseil constitutionnel auparavant, et finalement par la Commission de Bruxelles.

Le contenu de la future loi est d’autant moins connu, que l’une des principales mesures, la propriété publique des objets de fouille (à l’instar de beaucoup de pays européens) est toujours sur le métier avec les services du ministère de la Justice (on dit « la Chancellerie », comme au temps des chanceliers, tout comme on parle de pouvoirs « régaliens », comme au temps des rois). Toucher au droit de la propriété est en effet chose délicate, même si le sous-sol minier est propriété publique depuis fort longtemps. D’autres sujets ont été abordés par la ministre lors d’une conférence de presse sur le patrimoine prononcée au musée Guimet le 13 septembre 2013 (discours disponible sur : http://www.dailymotion.com/video/x14o7uv_politique-du-patrimoine-conference-de-presse-d-aurelie-filippetti-ministre-de-la-culture-et-de-la-co_news) et dans laquelle elle a rappelé que l’essentiel des engagements pris à Saint-Rémy-de-Provence avaient été tenus, ainsi qu’une bonne partie des propositions du Livre blanc. Elle a annoncé le passage en contrats à durée indéterminée de 160 techniciens et ingénieurs de l’Inrap, jusque-là détenteurs de contrats à durée déterminée. Ses services étudient par ailleurs la possibilité de doter l’Inrap d’une subvention pour charge de service public, dans la mesure où les obligations particulières qui sont les siennes le défavorisent sur le marché concurrentiel. Elle engage aussi les collectivités territoriales à former avec lui, par la signature de conventions, un « pôle public » de l’archéologie préventive, au lieu de jouer avec l’Inrap le jeu de la concurrence commerciale, jeu assez stérile et, à terme, perdant-perdant – le terme de « pôle public » méritant toutefois quelques précisions. On peut d’ailleurs se demander si l’argent public du Fond national pour l’archéologie préventive (Fnap) ne devrait pas être réservé aux fouilles menées par des organismes publics ; et si, plus généralement, toute fouille financée par des aménageurs publics ne devrait pas être confiée à des organismes publics. Certes, on ne manquera pas, ici et là, au ministère de la Culture ou ailleurs, d’agiter le spectre de la « concurrence libre et non faussée », mais cela mérite assurément des expertises un peu plus poussées.

De la concurrence et de la recherche

Rappelons-nous en effet que la validation de la loi de 2001 par Bruxelles, en avril 2003, avait pris de court tous ceux qui avaient annoncé à grands cris qu’elle ne passerait jamais ce barrage. Pour se consoler, un juriste avait alors écrit dans une revue juridique réputée, que cette décision tenait à ce qu’il n’y avait pas d’enjeu financier. Singulier aveu, de la part d’un juriste, que le droit ne serait pas gravé dans le ciel des Idées, mais accompagnerait des intérêts financiers … Or précisément, nous savons depuis le rapport récent de la CGT-Culture et contre toute attente, qu’il y a pourtant de l’argent à gagner dans l’archéologie préventive, et que les quelques actionnaires qui se partagent le marché font de confortables bénéfices. On attend toujours, à ce propos, un démenti de la part desdits responsables, regroupés pour l’essentiel dans le groupe de pression qui porte l’étrange nom de « Syndicat national des professionnels de l’archéologie » – comme si seuls les responsables d’entreprises privées étaient des « professionnels ». De même que l’on attend aussi que soient déposés, conformément à la loi, les bilans financiers récents de certaines de ces entreprises.

Ceci nous ramène au rapport de la Cour des Comptes et à son souci de défendre ladite concurrence. Mais aussi à sa singulière conception de la recherche, puisqu’il y est en gros affirmé que l’Inrap n’aurait pas à avoir de politique de recherche. Il est vrai que la Cour s’appuyait sur la position écrite du Ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur. L’une des perles de cet écrit fidèlement rapporté expliquait que l’Inrap comptait beaucoup moins de docteurs que le CNRS, ce que personne ne nie. Mais l’erreur de calcul (on n’oserait parler de malhonnêteté intellectuelle) porte sur le personnel mobilisé sur une fouille : sur une fouille de l’Inrap en effet, tous les participants sont des professionnels ; sur une fouille dirigée par un chercheur du CNRS ou de l’Université, comme on peut aisément le vérifier, il n’y a pas beaucoup de docteurs, mais quelques ingénieurs ou techniciens professionnels, une majorité d’étudiants, voire quelques bénévoles. C’est donc par rapport à la totalité des personnes présentes sur les fouilles des chercheurs du CNRS qu’il faudrait calculer le nombre de docteurs ! Le ministère de la Recherche s’efforce aussi de chiffrer son effort en matière d’archéologie préventive, afin de démontrer qu’il ne saurait donner plus. Mais un premier décompte, dans le cadre de la préparation du Livre blanc, des chercheurs et enseignants des UMR réellement investis dans l’archéologie préventive montrait que cet investissement se situe entre 5% et 20% au maximum du temps de ces chercheurs et enseignants. Le ministère de la Recherche doit donc impérativement se saisir enfin du dossier de l’Inrap. Avec le remplacement tout récent de l’expert chargé de l’archéologie auprès de la direction de la Recherche de ce ministère, on devrait pouvoir notamment espérer une inflexion des positions adoptées jusqu’à présent.

L’archéologie française à l’étranger

Il avait été peu question ces derniers temps de l’archéologie française à l’étranger, que ne concernaient apparemment pas les débats sur l’archéologie préventive. Le rapport commandé par le ministère des Affaires étrangères à un groupe d’experts (Franck Braemer, Roland Etienne, Henri-Paul Francfort, Michel Gras, François Sémah et moi-même) et remis en juin 2012, préconisait en particulier que les missions françaises se réorientent en partie à moyen terme vers l’archéologie préventive – à la fois pour des raisons d’urgence scientifique, parce que les financements y sont nettement plus conséquents, et parce que l’archéologie française possède dans ce domaine une réelle expertise. Malheureusement, ce rapport a été aussitôt enterré que remis, et le ministère n’en a pas assuré la diffusion. Il est cependant librement consultable sur : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00801564.

Certaines propositions en ont d’ailleurs été citées lors des récentes journées consacrées les 14 et 15 octobre derniers à « L’archéologie en France et à l’étranger : acteurs et enjeux », organisées par le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Culture (il y a d’ailleurs très peu été question de l’archéologie en France). De fait, on observe que 70% des missions françaises à l’étranger sont dirigées par des chercheurs du CNRS, mais dont la majorité s’apprête à partir en retraite. Comme nous l’indiquions dans notre rapport, une véritable politique scientifique dans ce domaine impliquerait des efforts à long terme, associant étroitement le CNRS, les Universités et les Affaires étrangères, avec des choix programmatiques assortis de recrutements fléchés. Or rien de tout cela n’est en place, et le ministère de la Recherche n’était même pas partie prenante de ces journées ! Du moins lesdites journées auront sans doute rappelé à nos budgétaires que l’archéologie à l’étranger existe, que le budget de ses 160 missions a pu être sanctuarisé depuis plusieurs années autour de 2,8 millions d’euros, et que son mode de gestion conserve encore une étonnante souplesse, à l’heure où la bureaucratisation ne cesse de gagner du terrain.

On aura aussi remarqué lors de ces journées, à propos d’archéologie préventive, que le rôle, certes modeste par rapport à ses autres missions, de l’Inrap à l’étranger (Cambodge, Algérie, voire Bande de Gaza, entre autres) n’est plus remis en cause par personne, alors que ce rôle fut sans cesse contesté, en une fatigante guérilla administrative, par le ministère de la Culture dans les premières années d’existence de cet institut. Il a enfin été compris que l’expertise de l’Inrap pouvait être un instrument du rayonnement scientifique et culturel de notre pays à l’étranger, rayonnement dont l’ambition proclamée contraste si souvent avec la faiblesse des moyens réels affectés.

7 Commentaire

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  • 25 octobre 2013 à 17 h 05 min

    commentaire écrit un peu vite : tout le monde aura corrigé : « nombre de docteurs » et non « nombre de doctorants »

  • 25 octobre 2013 à 16 h 55 min

    Merci pour ce billet qui a le mérite de remettre les pendules à l’heure en particulier sur le mode de calcul comparé du pourcentage de doctorants des équipes CNRS et Inrap

    Le commentaire de Yann décrit très justement la situation en matière de destruction : en effet la plupart des destructions de vestiges archéologiques sont aveugles, ni connues, ni repérables, le plus souvent uniquement liées au manque de capacité des services, notamment en terme d’effectifs, de recevoir les demandes d’aménagement et d’étudier correctement leur impact potentiel sur l’archéologie. Dans certains cas on pourrait presque dire que la prescription est un jeu de fléchettes … (au petit bonheur la chance)

  • 23 octobre 2013 à 16 h 08 min

    La propriété publique des objets de fouille ? Il n’y aura, comme il n’y a déjà pratiquement plus, de déclarations de trésors. Envisager une telle mesure à l’époque de Schengen et d’e-bay est d’un irénisme pathétique.

    Confronté à ces problèmes dans ma profession depuis trente ans, j’ai rédigé cinq pages sur le sujet, avec des propositions concrètes… http://www.cgb.fr/bn/pdf/bn124.pdf mais bien entendu personne ne les a lues : lire des propositions rédigées par un marchand, Fi ! Quel impertinent !
    Mais si une telle loi était promulguée, il nous faudrait suivre nos clients. En Belgique.
    Nous avons déclaré en quinze ans une centaine de trésors alors légaux. Que faire d’autre que partir si la spoliation étatique des trouvailles fortuites devient légale ?

  • 23 octobre 2013 à 9 h 07 min

    J’ai posté envoyé et reçu divers courriers ( SRA etc) et posté articles et avis, sur Facebook, le forum de Loisirs Détections…… là un peu fatigué pour en recauser, mais dès que je suis un poil rétabli, je reviens!!!!
    R Najac

  • 22 octobre 2013 à 16 h 24 min

    Je me permets de répondre à votre blog, pour la première fois, car je partage votre analyse sur la situation de l’archéologie et votre pessimisme sur les évolutions à venir. J’ai été (et je suis encore) engagé dans des recherches en Grèce (fouilles du macellum de Thasos), mais je consacre aussi une partie de mon activité scientifique à un site romain du Doubs (Mandeure), où j’ai pu observer le singulier balet des différents acteurs de l’archéologie et de la mise en valeur du patrimoine : c’est édifiant ! Car je pense que le tableau que vous dressez des difficultés que rencontre l’archéologie préventive pourrait aussi illustrer la situation de bien des interventions programmées. En tous cas, la aussi, on rencontre des élus locaux tout puissants, des fonctionnaires peu nombreux et impuissants, des UMR qui se désengagent progressivement des activités de terrain, en France du moins. En tous cas, je vous remercie pour ce blog, qui est, pour moi, un très bon moyen de me tenir au courant,
    Avec mes respectueuses et cordiales salutations,
    Jean-Yves Marc.


    Jean-Yves MARC,
    Ancien membre de l’École française d’Athènes,
    Directeur de l’Institut d’archéologie classique,
    Professeur d’archéologie romaine,
    Université de Strasbourg – École Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg.

  • 21 octobre 2013 à 4 h 01 min

    Bonsoir,

    Les SRAs ne traitent qu’une partie infime des dossiers (PC, etc…) permettant une prise en compte au titre de l’archéologie préventive.
    La destruction des vestiges archéologiques est consubstantielle du cadrage du mode de recrutement des dossiers prévu par le Code du Patrimoine, lequel n’est plus tout récent. Par ailleurs, les services régionaux ne sont même pas assez bien organisés et/ou pourvus en personnels pour suivre efficacement l’aménagement du territoire avec les outils prévus dans ce code. C’est au final l’indigence (volontaire ?) de ces instances qui inhibe la source de l’archéologie préventive. La mise en concurrence des fouilles achevant l’efficacité de la sauvegarde et l’étude de ce patrimoine. Au final l’archéologie préventive est plus une illusion collective qu’un principe sociétal de protection du patrimoine, quelques miettes jetées de-ci de-là…
    Sinon a noter qu’il y a de nombreuses plaintes pour destruction de vestiges archéologiques mais que les procureurs ne suivent d’ordinaire pas.

    Bonne continuation !

  • 19 octobre 2013 à 11 h 22 min

    Bonjour,

    L’idée d’un livre noir est très bonne.
    Tout les archéologues ont des exemples plus ou moins emblématiques en tête. Par ailleurs l’archéologue a souvent bon dos, les exemples de chantiers en retard sont légions. Et souvent l’archéologie se trouve être une bonne excuse pour certains, là aussi les anecdotes sont nombreuses.

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