(le dessinateur grec Panos, à propos du vote pour « Aube Dorée »)

La démocratie a-t-elle existé ?

Illustration du dessinateur grec Panos, à propos du vote pour « Aube Dorée »

 

On sait que la référence historique incontournable de la démocratie, celle de l’Athènes du 5ème siècle avant notre ère, n’a duré que quelques dizaines d’années et n’a concerné qu’un dixième de sa population, puisqu’en étaient exclus les femmes, les métèques et les esclaves. Néanmoins la cité grecque, après avoir connu le pouvoir oligarchique des grandes familles et la tyrannie des Pisistratides, avait mis au point un certain nombre de garde-fous. La plupart des charges politiques étaient tirées au sort et non renouvelables, tandis que l’essentiel de l’administration était confié à des esclaves publics, de l’ordre de deux milliers – comme l’a analysé récemment l’historien Paulin Ismard (La Démocratie contre les experts – Les esclaves publics en Grèce ancienne, 2015).

Aux origines de l’humanité, si l’on se réfère aux enquêtes des ethnologues chez les chasseurs-cueilleurs et aux données de la préhistoire, on peut penser que les décisions étaient collectives, malgré une probable domination masculine et l’existence de leaders plus ou moins charismatiques. Du moins il semble y avoir eu des mécanismes de prévention contre des pouvoirs individuels excessifs, comme ceux qu’a mis en lumière Pierre Clastres dans La société contre l’État. Les chefs émergents sont normalement dénigrés, ils doivent sans cesse redistribuer leurs biens pour consolider leur clientèle, les grands guerriers doivent sans cesse remettre leur titre en jeu jusqu’à disparition, les Big Men sont enterrés avec leurs richesses, etc. Et cela même si la notion marxiste de « communisme primitif », développée par Friedrich Engels, a pu être considérablement nuancée par les travaux d’Alain Testart ou de Christophe Darmangeat (Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était – aux origines de l’oppression des femmes, 2009). Mais bientôt, avec l’accroissement constant de la population mondiale, les villes et les États s’établirent un peu partout, avec un pouvoir fondé presque toujours sur la force.

Lorsque des inégalités sociales visibles sont mises en lumière par les archéologues au cours du néolithique, que ce soit en Europe, en Chine ou aux Amériques, ces inégalités ne semblent pas toujours irréversibles. Ainsi alternent en Europe, à partir du 5ème millénaire, des périodes marquées par des modes d’inhumation somptueux (mégalithes, tumuli, etc) et des périodes où ils le sont beaucoup moins. En Chine aussi, les monuments spectaculaires des cultures de Yangshao et surtout de Hongshan au 4ème millénaire font place à des sociétés beaucoup plus modestes au début du 3ème millénaire. Et le phénomène se répètera régulièrement, en différents endroits du monde, avec ces « effondrements » (collapses en anglais) bien relatés par le médiatique biologiste américain Jared Diamond, ou encore l’historien canadien Ronald Wright.

Ainsi des Mayas, de l’île de Pâques, des villes mississippiennes, de la civilisation de l’Indus, des « mégasites » chalcolithiques de Moldavie et d’Ukraine, ou encore du monde égéen au 12ème siècle avant notre ère, popularisé récemment par Eric Cline. Certes, il y eut à ces effondrements des causes multiples (il n’y en a jamais une seule et unique), notamment environnementales. Mais la résistance à l’oppression a dû en faire immanquablement partie, du moins si l’on en juge par les périodes plus récentes, documentées par des textes. Réussies ou réprimées, révolutions, révoltes ou jacqueries n’ont cessé de jalonner l’histoire humaine.

Mais à quoi ont-elles fait place, quand elles ont semblé victorieuses ? Il est rare qu’à la faveur des troubles provoqués, un régime autoritaire ne réussisse à s’imposer à nouveau, Bonaparte en France, Staline en Russie, Cromwell en Angleterre ou Savonarole à Florence. L’histoire ne serait-elle que celle des rois (les quarante qui ont fait la France), des dictateurs et des tyrans ? Combien y a-t-il eu vraiment de démocraties, combien de temps ont-elles duré, et s’identifient-elles à la liberté, voire à l’égalité ? Ne dit-on pas parfois que les démocraties actuellement les mieux établies sont des monarchies (certes constitutionnelles) ?

            Délégation et représentation  

De même qu’il existe désormais un « indice de bonheur national brut », initiative du roi du Bhoutan, par contraste avec le sacro-saint « produit intérieur brut » (ou PIB), un groupe de presse britannique a créé un « indice de démocratie », noté de 1 à 10 à partir de 60 critères, comprenant le mode électoral, le fonctionnement du gouvernement, les libertés, ou encore la participation et la culture politiques. Ainsi, les 167 pays du globe peuvent être regroupés en quatre groupes : le premier, celui des 19 « démocraties pleines », notées entre 8/10 et 9,93/10 (note de la Norvège), pour l’essentiel l’Europe du nord-ouest ; puis les 57 « démocraties imparfaites », de 6/10 à 8/10, dont la France (24ème avec 7,92/10), les pays d’Europe centrale et balkanique, le Japon, Israël, l’Inde, l’Afrique du sud, le Sénégal, le Ghana, les Etats-Unis et une partie de l’Amérique du sud ; puis la quarantaine de « régimes hybrides » entre 4/10 et 6/10, soit une bonne partie de l’Afrique et de l’Asie, ainsi que l’Albanie, le Monténégro, l’Ukraine, la Macédoine, la Bosnie, l’Autorité palestinienne, la Turquie (sans doute en baisse ces temps-ci) ; et enfin la bonne cinquantaine de « régimes autoritaires », surtout africains et asiatiques, le dernier, avec 1,08/10, étant la Corée du Nord, la Russie recevant la note 3,24/10 et la Chine 3,18/10.

Il n’est d’ailleurs pas surprenant qu’indice de démocratie et indice de bonheur national brut soient relativement corrélés. On retrouve en tête du bonheur les pays d’Europe du nord-ouest (qui frisent les 8/10), la France est 25ème (avec 6,7/10), avec tout en bas la République Centrafricaine, le Bénin et le Togo (trois ex-colonies françaises), au dessous de 4/10, voire de 3/10 – la Corée du Nord n’étant pas classée.

Sans revenir sur le détail des critères de ces classements, on peut au moins s’interroger sur quelques uns. Le premier est celui de la représentation politique : qui a voix au chapitre, autrement dit, qui vote ? Dans de nombreuses sociétés traditionnelles, les décisions collectives sont réservées aux hommes, voire aux hommes âgés – l’âge moyen des sénateurs français, soit 66 ans, et dont quatre ont plus de 81 ans, en est un héritage. La démocratie masculine directe a cours encore dans le canton suisse d’Appenzell Intérieur, où les hommes viennent voter le bras levé sur une place publique, leur épée à la main – les femmes n’y ayant le droit de vote que depuis 1991, et sans épée. Le droit de vote des femmes ne date pour l’essentiel que du 20ème siècle, la France n’y venant en 1944 qu’après une bonne quarantaine d’autres nations – si l’on excepte l’éphémère république corse de Paoli au 18ème siècle, le première pays au monde à l’avoir institué.

Les femmes, comme à Athènes, ont donc été longtemps considérées comme incapables de pouvoir décider – et on a soupçonné le Général de Gaulle de ne leur avoir octroyé le droit de vote que parce qu’elles auraient penché à droite, de par l’influence de l’Église sur leur éducation et leur jugement. Le vote a longtemps été censitaire, réservé aux classes sociales les plus favorisées, sous le prétexte qu’elles auraient été plus éduquées et donc mieux à même de réfléchir – ces conditions existaient également dans la démocratie athénienne. L’âge a été aussi un critère, la majorité civile changeant selon les pays (elle était de 21 ans en France jusqu’en 1974) et un âge minimum étant exigé pour certaines fonctions : en France, il est passé de 30 ans à 24 ans pour être élu au Sénat. Symétriquement, une limite d’âge maximum a été instituée pour les cardinaux afin de pouvoir voter aux conclaves.

            Faculté de juger et aliénation

Que la possibilité de juger soit conditionnée par la position sociale est un fait si évident que nous ne le remarquons même pas : c’est pourtant le principe même des sondages d’opinion, qu’ils soient politiques ou commerciaux, où l’on répartit la population en une série de catégories en fonction des positions sociales et professionnelles, ce qui implique que ces positions conditionnent leur jugement. Le jeune Marx parlait d’ « aliénation », ce qui rejoint aussi la « servitude volontaire » d’Étienne de La Boëtie. Il arrive que le pouvoir « démocratique » passe ouvertement outre la volonté du peuple. Dans le bon sens, quand des gouvernements ont refusé de soumettre au referendum l’abolition de la peine de mort. Dans le mauvais sens, quand l’Union européenne a contourné les referendums négatifs, soit en faisant revoter (cela ne marche que dans un sens, on n’a jamais fait revoter ceux qui avaient dit « oui » un jour), soit en passant par les parlements (la démocratie dite représentative) ; et en faisant évidemment fi de la volonté populaire grecque, quand il s’est agi de punir collectivement cette nation. Les referendums sont souvent qualifiés de « plébiscites » s’ils sont portés par un leader jugé manipulateur. Et les dangers rhétoriques sont bien présents y compris dans la démocratie directe, comme on a pu parfois l’observer, pour ne regarder qu’ « à gauche », dans les assemblées générales des années 1968, ou plus récemment de « Nuit Debout ».

Quant à la représentation, le suffrage dit « direct » est souvent brouillé par les découpages. On a raillé les Etats-Unis, où le système des grands électeurs, hérité de la longueur des déplacements à cheval au 18ème siècle, a permis à l’actuel président d’être élu avec deux millions de voix de moins que sa rivale – ce qui ne s’était pas vu depuis 1888. Mais on a oublié qu’en France, sous le gaullisme triomphant, les députés de gauche étaient élus en général par deux à trois fois plus d’électeurs que ceux de droite, grâce à l’habile découpage (ou charcutage) des circonscriptions. On argue, contre les votes à la proportionnelle intégrale, de la difficulté d’obtenir des majorités, comme le montrent les exemples de l’Allemagne ou d’Israël, obligeant à des coalitions. Mais est-ce vraiment « démocratique » que des pans entiers de l’opinion ne soient alors pas représentés, tandis que le nouveau président de la République française n’a été élu que par un tiers des électeurs inscrits ? Et même à la proportionnelle intégrale, est-ce « démocratique » que 51% des votants puissent imposer leur volonté aux 49% d’autres ?

Alexis de Tocqueville, venant d’une Europe encore purement monarchique et observant la jeune démocratie nord-américaine (qui reposait cependant sur l’esclavage), exprima un pessimisme à long terme sur ce que risquait de devenir un tel système politique représentatif, où les citoyens se remettraient peu à peu, par commodité, dans les mains d’un « despotisme doux » : « Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux ». Quitte parfois, après avoir abandonné toute prise directe sur le pouvoir, à s’insurger rhétoriquement contre « le système ».

Et sur quoi vote-t-on ? On a remarqué que depuis près de quatre décennies, les électeurs français ne peuvent que « voter contre ». Une majorité n’est reconduite que si le nouveau postulant se déclare en rupture avec sa propre majorité, comme Valéry Giscard d’Estaing en 1974 ou Nicolas Sarkozy en 2007 ; sinon, c’est l’autre bord politique qui remporte automatiquement l’élection. C’est qu’en fait les programmes sociaux et économiques sont si proches les uns des autres, que « voter contre », voter blanc ou ne pas voter est la seule façon de s’exprimer. Ce qui rejoint la question de la possibilité de juger, et des conditions imposées d’âge, de sexe ou de fortune, déjà évoquées. Ce problème philosophique du « libre arbitre » est d’ailleurs ce qui contredit clairement la théorie du libéralisme économique : si le consommateur n’a pas tous les moyens de s’informer, ses choix sont nécessairement faussés. Ce qui est à peu près constamment le cas.

La fiction officielle qui sous-tend aussi bien le libéralisme économique que la théorie démocratique est que la société serait composée, soit de consommateurs, soit de citoyens, mais en tout cas d’individus libres et disposant de toutes leurs facultés de jugement. Les Athéniens avaient suivi cette logique jusqu’au bout, en tirant au sort leurs dirigeants. En 1981, le Conseil National des Universités en France était jugé si réactionnaire, de par son mode d’élection, qu’il fut décidé que ses membres seraient désormais tirés au sort. Cette décision « athénienne » ne fut toutefois pas prolongée. Et, paradoxe, le projet de suppression de cette instance est aujourd’hui considéré comme une insupportable atteinte aux libertés universitaires. Pour Lénine, si le bonheur était institué sur terre sous la forme d’une société communiste égalitaire, « chaque cuisinière devait apprendre à gouverner l’État ». Autrement dit, le communisme devait en définitive aboutir au dépérissement de l’État, jusque là instrument de domination d’une classe sur l’autre. Pourtant, ce n’est pas ce qui s’est passé.

            Consommateurs ou citoyens ?

En principe, la démocratie doit être également « sociale », et c’est le sens du deuxième terme de la fière devise de la République française : égalité. C’était aussi le sens du programme du Conseil national de la Résistance, qui nous paraît aujourd’hui si révolutionnaire. La dernière tentative en ce sens fut le programme de l’Union de la Gauche en 1981, qui ne survécut pas même deux années. La progressivité de l’impôt, variable selon les pays, est censée être l’un des outils vers plus d’égalité, tout comme les conditions de ressources pour bénéficier d’un certain nombre de services et d’allocations. Au contraire, la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) est un impôt inégalitaire, puisqu’il s’applique au même taux pour tout consommateur, quelles que soient ses ressources.

De fait, depuis le triomphe mondial du libéralisme économique à partir des années 1980, les inégalités n’ont cessé de se creuser entre individus et entre nations. La théorie du « ruissellement » (« trickle down economics »), selon laquelle la richesse des plus riches « ruissellerait » du haut en bas de la société au bénéfice de toutes et tous, a reçu un cinglant démenti de la part de toutes les statistiques. On a pu calculer que les huit personnes les plus riches du monde possédaient autant que la moitié la plus pauvre de toute l’humanité, soit environ 3,5 milliards d’êtres humains. Notre journal Les Échos, organe officiel du libéralisme (dont le directeur, Dominique Seux, a table ouverte chaque matin sur France Inter ; il était régulièrement opposé à Bernard Maris, qui n’a pas été remplacé depuis son assassinat) a ergoté et prétendu refaire les calculs : ce ne serait pas autant, soit 3,5 milliards d’individus, mais seulement trois fois moins, soit un milliard d’humains, face aux huit humains susdits. Ce qui change tout.

Le rôle régulateur de l’État (le Welfare State) est donc en constante perte de vitesse. La propriété collective des moyens de production, issue du programme de la Résistance, a été liquidée par les gouvernements de gauche et de droite à partir de 1986. Cela s’est étendu à tous les secteurs de la vie sociale, et jusqu’à la culture. Les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, dans leur récent ouvrage Enrichissement – une critique de la marchandise, viennent encore de le démontrer. L’art contemporain est devenu pour l’essentiel un moyen d’optimisation fiscale. Des oligarques achètent très cher, et pour leur seul usage, des œuvres censées critiquer l’inégalité sociale, mais qui restent inaccessibles et imperméables à ceux qui subissent cette domination.

Ainsi François Pinault a acquis l’usage du Palais Grassi et de la Douane de Mer à Venise, et vient d’acquérir la Bourse aux Grains à Paris. La société Vinci (le nom du génie italien est hélas dans le domaine public), grâce à la cession à bas prix de nos autoroutes, a pu sans peine payer la restauration de la Galerie des Glaces de Versailles, mais en échange de la gestion avantageuse du parking du château. La société Culturespaces, filiale des sociétés privatisées issues d’EDF et de GDF, gère une quinzaine de lieux culturels en imposant des tarifs élevés. Bernard Arnaud a fait construire sa grandiose fondation sur un terrain du Bois de Boulogne et en bénéficiant d’aides de l’État considérables (on parle de 600 millions d’avantages fiscaux, soit les trois quarts du coût, sans compter le tarif élevé des billets), et la ville de Paris vient de lui céder à bas prix les bâtiments du Musée des Arts et Traditions Populaires. Les collections de ce défunt musée, conçu par le regretté Georges-Henri Rivière, ont été mises en caisses et envoyées à Marseille avec les collections européennes du Musée de l’Homme. Mais le Mucem marseillais, geste architectural réussi, n’est en fait qu’un espace d’expositions temporaires (souvent excellentes) et l’exposition permanente est presqu’inexistante. Les collections resteront donc en caisse. Le projet initial du Musée de l’Homme s’est ainsi dissout malgré les qualités architecturales et scénographiques du Musée du Quai Branly – dont le nom est désormais flanqué de celui d’un ancien président de la République, pourtant condamné par la justice à deux ans de prison pour détournement de fonds publics, abus de confiance et prise illégale d’intérêt, ce qui n’est pas un très bon exemple pour une jeunesse en proie au doute.

Si la démocratie n’est ni vraiment politique, ni vraiment économique, ni vraiment sociale, ni vraiment culturelle, quelle est elle vraiment ?

            Archéologie commerciale, les attaques continuent

L’archéologie préventive permettra pour finir, au hasard, d’en faire une utile leçon de choses.

On se souvient que la majorité socialiste de l’Assemblée s’était, à la faveur de la loi « Création, architecture, patrimoine », finalement alignée en 2016 sur la majorité conservatrice du Sénat pour ne rien changer au marché concurrentiel de l’archéologie préventive, malgré toutes les dérives dûment constatées par plusieurs rapports parlementaires émanant de la majorité comme de l’opposition. Ce sera, parmi bien d’autres, l’un des legs exemplaires du hollandisme, legs mineur certes au regard d’autres enjeux, mais emblématique.

Et on se souvient aussi que plusieurs entreprises privées d’archéologie préventive, dont Évéha, Paléotime et Hadès, avaient en 2016 déposé plainte contre l’Inrap auprès de l’Autorité de la concurrence pour … concurrence déloyale. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer cela dans une tribune du journal Le Monde du 23 janvier 2017, ainsi que dans une chronique de la revue Archéologia (n° 552 de mars 2017, p. 10-11). La direction de l’Inrap avait tenté un compromis avec l’Autorité (on appelle emblématiquement « autorité indépendante » un organisme dont tous les membres sont nommés, à la différence des instances dont tout ou partie des membres sont démocratiquement élus). C’était d’interdire aux archéologues qui avaient réalisé un diagnostic archéologique (par définition, et de par la loi, des chercheurs de l’Inrap ou de services de collectivités territoriales) de réaliser ensuite la fouille, puisque ce serait une sorte de « délit d’initié » ! Cette mesure (qui figurait déjà dans un avis de la même instance en mai 1998, à l’époque de l’AFAN) était un non-sens scientifique, mais la science ne fait pas partie du domaine de compétence de l’Autorité. On ne pouvait mieux démontrer par l’absurde à quoi pouvait aboutir l’application de la « concurrence libre et non faussée » à la recherche scientifique en général, et à la recherche archéologique en particulier. À ce jour, les tractations continuent entre l’Inrap et l’Autorité. Il est peu probable que celle-ci, qui s’est bien gardée – tout comme la Cour des Comptes – d’enquêter sur les prix cassés des entreprises privées, renonce à son action. Car le but ultime des entreprises commerciales est de cantonner l’Inrap aux seuls diagnostics, pour se réserver le « marché » des fouilles – en comptant sans doute, mais certainement à tort, sur une acceptation candide de la part de nos collègues de l’Inrap.

Au moins deux laboratoires du CNRS, respectivement à Nice (UMR 7264-Cepam) et à Lyon (UMR 5133-Archéorient), avaient cru bon de passer des accords avec des entreprises privées, Évéha et Paléotime, pensant ainsi avoir un accès privilégié aux fouilles menées par ces entreprises et à leur documentation. Ces accords ont surtout été un moyen de les légitimer en leur offrant une caution scientifique, dans un marché de dupes. Aussi faut-il saluer la réaction de nos collègues du Cepam, qui ont vigoureusement dénoncé dans une lettre ouverte l’attaque de ces deux entreprises contre l’Inrap – s’attirant une réponse agressive de Paléotime, et une autre, plus feutrée et matoise, d’Évéha. Ces courriers ont abondamment circulé et sont facilement accessibles.

L’agressivité juridique de ces entreprises commerciales ne sort pas de nulle part. En effet Évéha, en particulier, s’est rapidement taillé la part du lion sur le « marché » de l’archéologie en pratiquant des prix souvent inférieurs de moitié à ceux de ses concurrents ou de l’Inrap. Cela lui a permis de remporter de nombreux « marchés », et donc de croître de manière exponentielle, mais dans une sorte de fuite en avant, avec des délais de plus en plus importants dans la remise des rapports. Le bénéfice du Crédit Impôt Recherche – dont les dérives générales, frisant le scandale d’État, ont été dénoncées à plusieurs reprises, notamment par un rapport aussitôt « placardisé » de la sénatrice Brigitte Gonthier-Maurin  et une enquête récente de l’émission « Secrets d’infos » sur France Inter (29 avril 2017) – a permis à plusieurs entreprises de continuer à « casser les prix ». Évéha fut le premier à avoir l’idée d’en bénéficier, avant tous ses concurrents – peut-être la raison pour laquelle l’entreprise a refusé longtemps de publier ses comptes, avant d’y être contraint pas la justice. Ainsi, cette disposition fiscale permet à des entreprises commerciales de mettre en péril, avec l’argent des citoyens, un institut national chargé de la sauvegarde de leur patrimoine archéologique !

Comme on sait, il est par ailleurs très difficile de juger de la qualité d’une fouille si l’on n’y est pas présent en permanence. J’ai déjà évoqué le cas de la fouille de Koenigsmacker par la société Antéa, où un décapage insuffisant laissait de côté une partie des structures ; ou symétriquement le cas du site médiéval abandonné par la société en faillite Archéoloire, où un décapage trop profond de 40 cm diminuait d’autant les structures à fouiller, et donc le coût de la fouille. Ce ne sont pas les seuls cas.

On se souvient aussi que, comme l’avait démontré un rapport de la CGT Culture, qui n’a jamais été démenti, les premières entreprises privées s’étaient sagement partagé le territoire et ne pratiquaient des prix que légèrement (mais systématiquement) inférieurs à ceux de l’Inrap. Mais la volonté de certaines entreprises de se développer à toute force, accentuée par la crise et le ralentissement de la construction, a conduit à ces prix cassés, dénoncés dans les rapports parlementaires. Ce développement excessif, plutôt qu’une vitesse de croisière avec des prix plus réalistes, n’a eu d’autre but et excuse que l’enrichissement des actionnaires. Mais la conséquence en a été la fragilisation d’entreprises, dont certaines ont fait faillite, et dont d’autres comme Évéha sont dans une situation difficile, avec une trésorerie inexistante, des dettes qui s’accumulent, des retards dans le paiement des salaires, voire dans le défraiement des déplacements des salariés – et finalement une dégradation de leurs conditions de travail, sinon de leur santé. On ne pouvait mieux démontrer la nocivité du « marché » de l’archéologie préventive.

            L’Inrap : les responsabilités des tutelles  

Les dégâts de cette politique touchent tout autant l’Inrap. Son déficit permanent est la conséquence directe de la concurrence commerciale, alors même que ses tutelles le somment d’équilibrer ses comptes. Le ministère de la Recherche abonde généreusement le budget du Musée du Quai Branly ou de la Cité des Sciences, institutions respectables mais modérément liées à la recherche ; mais il refuse obstinément de verser le moindre crédit de recherche à l’Inrap. Plus encore, c’est sur ses crédits de recherche et ses crédits de diffusion auprès du public qu’on somme régulièrement l’Inrap de faire des économies, alors que c’est sa finalité même, et que les fouilles archéologiques préventives sans recherche ni diffusion n’auraient plus aucun sens – donnant prise à nouveau aux attaques des aménageurs économiques et politiques.

La haute administration du ministère de la Culture ne manque, de ce point de vue, pas toujours d’ambiguïté, aussi bien quant à la concurrence commerciale que quant aux prescriptions. Ainsi une inspection a eu lieu en 2016 en Nouvelle-Calédonie qui, n’étant pas un département d’outre-mer, ne relève pas de la loi sur l’archéologie préventive. L’archéologie, programmée et préventive, y est gérée par un actif institut archéologique qui pourrait être un modèle de rationalité et d’intégration, puisqu’il prescrit, fouille et publie, et que son directeur bénéficie d’une réputation internationale. Ce n’est pourtant pas ce qu’a vu cette inspection, qui dans une inspiration très idéologique a … recommandé la mise en concurrence de l’archéologie préventive sur l’île.

Quant aux prescriptions, j’avais signalé en son temps que le préfet de région s’était opposé aux fouilles préventives sur le site médiéval bien connu de Saran dans le Loiret, afin d’éviter au géant Amazon de les financer – entreprise plus que florissante qui ne paie pourtant guère d’impôts en France et qui détruit le réseau de nos libraires de proximité. Aujourd’hui, sur le site d’enfouissement des déchets nucléaires de Bure dans la Meuse, qui ne manque pas non plus de budget, les autorités s’opposent cette fois à la fouille intégrale d’une très importante enceinte néolithique, pour la restreindre à une petite partie, se privant de résultats scientifiques majeurs. Il arrive curieusement que les services archéologiques les plus attachés à une politique de prescription rigoureuse (au hasard, dans le nord-est de la France) aient parfois bien plus de problèmes avec leur tutelle que ceux qui prescrivent peu. Il est beaucoup plus facile à une administration de dire « non » (en l’occurrence, de ne pas fouiller), que de dire « oui » (c’est à dire de prescrire une fouille). Ce qui nous ramène bien à la question de la démocratie.

Alors qu’on n’a jamais autant invoqué le passé, le « roman national », voire l’identité et la mémoire, et de toute façon les « Gaulois », les gouvernements successifs peinent toujours à définir une politique stable et probante de l’archéologie préventive, face à des destructions irréversibles qui ne cessent de s’accélérer, et dont ils sont comptables. Et pourtant les citoyens sont au rendez vous, comme le prouvent le succès des expositions successives de l’Inrap à la Cité des Sciences, sur les Gaulois (2011-2012) et maintenant sur le Moyen Âge. Espérons que la nouvelle ministre de la Culture, familière de l’édition archéologique, saura rapidement prendre la mesure du problème, et sans nécessairement … commander un nouveau rapport. Mais beaucoup dépendra aussi du cabinet qui lui sera proposé.

 

Une pétition circule, qui lui est adressée : « sauvons l’archéologie préventive française ». Elle fait le point sur les ravages de la concurrence et des fouilles low cost, dommageables y compris, comme je l’indiquais plus haut, aux employés des entreprises privées ; et elle demande, avec raison, que la ministre reprenne le dossier : https://www.change.org/p/fran%C3%A7oise-nyssen-il-faut-sauver-l-arch%C3%A9ologie-pr%C3%A9ventive-fran%C3%A7aise?source_location=minibar

 

1 Commentaire

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  • 30 mai 2017 à 1 h 32 min

    Bonsoir,
    Merci pour ce beau texte que je partage entièrement. J’ajouterais que les relations que vous établissez entre démocratie-libéralisme économique-choix politiques et recherches en archéologie mettent en lumière l’emballement du monde, c’est-à-dire l’accélération constante des sociétés occidentales. Je ne peux m’empêcher de penser au livre d’Hartmut ROSA « Aliénation et accélération » (2010), qui décrit un phénomène croissant connu sous le nom « d’effet de la reine rouge » (= courir de plus en plus vite pour finalement faire du sur place).
    Respectueusement,

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