Eternelle, la France ?

« Vous êtes la France éternelle, je vous aime, merci, merci ! ». Ainsi Nicolas Sarkozy, président de la République française, a-t-il conclu le discours qui prenait acte de sa défaite aux élections présidentielles, le 6 mai 2012 vers 21 heures, devant ses partisans réunis dans la grande salle de la Mutualité à Paris. Une salle qui fut longtemps un des hauts lieux des meetings de la Gauche – étudiants, nous fûmes beaucoup à assister en 1965 à ce meeting historique organisé par l’Union des étudiants communistes d’alors sur le sujet : « que peut la littérature ? » ; 5000 personnes étaient venues y écouter débattre Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Jorge Semprun, Jean-Pierre Faye et Jean Ricardou …

La France éternelle. Il s’agit bien sûr d’un thème repris entre autres de Charles Maurras, et la presse a suffisamment rappelé que là étaient aussi les sources intellectuelles premières de Patrick Buisson, conseiller spécial de Nicolas Sarkozy et artisan de l’extrême-droitisation de sa campagne. Un thème que l’on retrouve aussi chez un précédent président de la république, Charles de Gaulle, dont l’éducation et la culture n’étaient pas à l’origine très éloignées de cette même vision du monde. Il n’est pas inutile, à l’heure où cet homme politique est devenu une icône nationale intouchable pour presque toutes les familles politiques françaises, de rappeler par exemple ce morceau de bravoure : « La France vient du fond des âges. Elle vit. Les siècles l’appellent. Mais elle demeure elle-même au long du temps. Ses limites peuvent se modifier sans que changent le relief, le climat, les fleuves, les mers, qui la marquent indéfiniment. Y habitent des peuples qu’étreignent, au cours de l’histoire, les épreuves les plus diverses, mais que la nature des choses, utilisée par la politique, pétrit sans cesse en une seule nation ».  (Mémoires d’espoir, tome 1, page 7).

            Du fond des âges

La question est bien de savoir à quand remonte « le fond des âges ». Car en fait, sinon le relief, du moins le climat et le niveau de la mer ont souvent changé depuis les premières présences humaines sur cette ultime péninsule de l’Eurasie, présences qui remontent à plus d’un million et demi d’années. Mais les homo erectus (erecti) faisaient-ils déjà partie de ces « peuples » pétris « sans cesse en une seule nation » ? Dans un papier précédent, j’avais évoqué le discours de Nicolas Sarkozy au Puy, qui datait « la naissance de la France » du baptême de Clovis. Le Général de Gaulle a pour sa part proposé plusieurs chronologies. A Alger, le 3 novembre 1943 : « Vingt siècles d’histoire sont toujours là pour attester qu’on a toujours raison d’avoir foi en la France ». Mais à l’Elysée en 1959 : « Depuis qu’à Paris, voici bientôt mille ans, la France prit son nom et l’Etat sa fonction, notre pays a beaucoup vécu … ». (8 janvier 1959, in : Discours et Messages, tome 3, p. 72). Notons quand même à sa décharge cette injonction non dénuée d’humour du même Général à propos de l’indépendance nationale : « La France a choisi une fois pour toute d’être la France et j’invite tout le monde à s’en accommoder » (discours de Brest, 5 septembre 1960).

Chacun connaît la formule des « quarante rois qui ont fait la France » – qui nous fait remonter à Clovis, ou bien à Mérovée son ancêtre, voire à Pharamond, tête mythique de la lignée. De fait, notre actuel prétendant au trône de France, le Comte de Paris, précise sur son site internet : « En héritier des quarante Rois qui, en mille ans, ont fait la France, le Comte de Paris a à cœur de servir la France et les Français (www.maisonroyaledefrance.fr/). Et son fils, le prince héritier Jean, ne parle pas autrement : « Héritier des quarante rois qui ont fait la France, le prince Jean d’Orléans, duc de Vendôme, est le fils du comte de Paris. Descendant légitime de la dynastie nationale française, Dauphin de France, il assume pleinement la tradition de dévouement de sa famille au service de la France et des Français d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Il se définit comme prince chrétien et prince français : “Je pense en prince chrétien, j’agis en prince français“ » (http://princejeandefrance.fr/lheritier/). Quoique sans lien idéologique, Marine Le Pen assénait récemment à Nantes : « Tous les enfants de France doivent connaître les 40 rois qui ont fait la France, vibrer au sacre de Reims et au récit de Valmy » (discours de Nantes, 25 mars 2012). On note en passant la référence non-maurrassienne à Valmy.

Dans mon commentaire du discours de Nicolas Sarkozy au Puy (http://jeanpauldemoule.wordpress.com/2011/03/24/l%E2%80%99histoire-la-france-et-l%E2%80%99archeologie-quand-les-presidents-de-la-republique-francaise-s%E2%80%99y-interessent/), j’avais rappelé l’hésitation de Hervé Lemoine, auteur du premier rapport de préfiguration d’une « Maison de l’Histoire de France », sur la date de la naissance de la France : le baptême de Clovis ? les Gaulois ? le traité de Verdun (843) ? Il tranchait pour la troisième.

            Une Maison qui fait problème

Ce qui nous ramène finalement à la question de la Maison de l’Histoire de France, sur laquelle vient de paraître l’ouvrage très critique de deux historiens de l’EHESS, Isabelle Backouche et Vincent Duclert : « Maison de l’histoire de France » – Enquête critique, Fondation Jean Jaurès, 2012 (en ligne sur : http://www.jeanjaures.org/Publications/Les-etudes/Maison-de-l-histoire-de-France-.-Enquete-critique), ouvrage qui a en particulier le mérite de fournir toutes les pièces du dossier sur le dernier-né de la lignée des « grands travaux présidentiels », inaugurée naguère avec le Centre Pompidou. A l’origine en effet, il y eut des déclarations de campagne du candidat de 2007, comme : « A force d’excommunier la nation, à force de dénigrer la France, à force de la mettre en demeure d’expier son histoire, à force de cultiver la repentance et la haine de soi, il devient de plus en plus difficile d’intégrer, de socialiser et même d’éduquer. Car on cherche rarement à s’intégrer à ce qu’on a appris à détester. A force d’abaisser la nation on rend l’intégration impossible. A force on laisse le champ libre aux communautés, aux tribus, aux bandes et aux prédateurs de toutes sortes qui cherchent à profiter de la moindre défaillance de l’Etat, de la moindre faille dans la République. A force d’abaisser la nation c’est la République que l’on abîme, c’est la démocratie que l’on met en péril, c’est la solidarité que l’on détruit. A force d’abaisser la nation c’est notre capacité à vivre ensemble qui risque d’être remise en cause » (http://sarko2007.free).

Toutefois le discours fut considérablement nuancé par la suite, comme à la Cité de la Musique le 7 janvier 2010 : « J’ai décidé de créer une « Maison de l’Histoire de France » pour que chacun, Français ou visiteur de passage, puisse comprendre d’où vient la France, d’où vient que nous sommes français, quelle est notre identité. La Maison de l’Histoire de France n’écrira pas je ne sais quelle « Histoire officielle » mais questionnera sans relâche notre Histoire et présentera au public « nos » histoires de France. Il est normal que les faits donnent lieu à des interprétations variées, il est souhaitable de multiplier les points de vue, il faudrait même solliciter davantage le regard des historiens étrangers. En revanche la réalité des faits ne doit pas être ignorée, non plus que le fil chronologique qui relie les événements les uns aux autres. C’est donc, vous l’avez compris, un projet qui me tient très à coeur. Frédéric Mitterrand me proposera dans quelques semaines un lieu, un siège pour cette Maison de l’Histoire, sa « vitrine » en quelque sorte. D’ici au printemps, nous déciderons de son organisation et de ses équipes. »

Ces nuances ont été apportées après les très nombreuses attaques, souvent justifiées, parfois un peu corporatistes, venues des historiens, Pierre Nora en premier lieu dans une célèbre lettre ouverte au ministre de la Culture publiée dans le journal Le Monde du 11 novembre 2010 : « Ce projet aura beaucoup de mal à se remettre de son origine impure et strictement politicienne. Nicolas Sarkozy l’a lancé en janvier 2009, en pleine remontée du Front national et pour « renforcer l’identité nationale ». Il s’est trouvé pris dans la lumière, ou plutôt dans l’ombre de cette funeste enquête sur ladite identité. C’est là son péché originel ». De fait, la Maison devait à l’origine être placée sous la double tutelle du Ministère de la Culture et du fameux et éphémère Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire – le Ministère de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur n’ayant jamais été sur les rangs.

            Et maintenant ?

Dans tous les cas, le Comité d’orientation scientifique mis en place en 2011 a sensiblement réorienté le projet de Maison de l’histoire de France. Dans la perspective qui nous intéresse plus particulièrement ici, l’archéologie a été explicitement intégrée, ni le traité de Verdun, ni même les Gaulois ne constituant plus des bornes temporelles à la naissance de « La France ». N’était-ce le « péché originel » rappelé plus haut, l’idée d’un musée de l’histoire de France n’est pas en elle-même condamnable. Beaucoup de capitales en possèdent et celui de Berlin, par exemple, est à la fois pédagogique, sérieux et relativement neutre. Et l’absence d’un grand musée archéologique national richement doté au cœur de Paris a suffisamment été soulignée comme symptôme des difficultés qui existent entre les Français et leurs passés – le Louvre n’illustrant que les racines culturelles mythiques des élites françaises du XIXe siècle : la Grèce, Rome, l’Orient ; et ne contenant aucun objet métropolitain.

Ce symptôme est même si puissant que le texte de deux auteurs (dont un pseudonyme) diffusé par Terra Nova, un « Think Tank » proche du parti socialiste, pouvait affirmer récemment avec candeur, au débit du projet de Maison de l’histoire de France : « La France, qui a inventé le concept de musée en créant le Louvre, a déjà répondu à la question. Le musée « français » n’est pas un musée des antiquités nationales, quels que soient les mérites du musée de Saint-Germain. Le musée emblématique de la France s’est présenté, dès sa création à la fin du XVIIIème siècle, comme la manifestation des grands courants qui ont forgé l’universalisme français : les antiquités romaines, grecques et étrusques, mais aussi égyptiennes et orientales ; les arts graphiques, les peintures, sculptures et objets d’arts de toutes les écoles d’Europe… et bientôt les arts de l’Islam » (Elinaël Naper et Gaspard Gantzer, Maison de l’histoire de France : une histoire au service du politique, Note du think tank Terra Nova, 23 septembre 2009 : http://www.tnova.fr/note/maison-de-lhistoire-de-france-unehistoire-au-service-du-politique). Telle est la force de la tradition !

Il est donc temps de rouvrir le dossier de façon plus sereine, avec une réflexion historique et archéologique enrichie, une muséographie moderne et pédagogique. Le hiatus est considérable, aujourd’hui, entre la masse de connaissances engrangées depuis vingt ans par l’archéologie préventive, et leur restitution encore si insuffisante auprès du grand public, c’est à dire de l’ensemble des citoyens. Il y va surtout de la chasse aux mythes (la « France éternelle », par exemple), de la compréhension de ce qu’est une communauté de citoyens, de la compréhension du vivre ensemble, de l’appréhension des territoires que nous habitons, de la connaissance et de la compréhension de notre trajectoire historique passée, présente et future.

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