La mode médiatique, ces mois-ci, est aussi dans la critique des manuels et des programmes scolaires d’histoire. Non pour dire que ces livres sont trop chers et trop lourds, et ces programmes trop chargés. Mais plutôt pour y dénoncer un complot contre notre identité et notre mémoire nationales, et singulièrement contre nos grands hommes, Clovis, Louis XIV ou Napoléon, victimes d’un marxisme et d’un tiers-mondisme rampants, au profit d’une molle citoyenneté du monde assortie d’une repentance permanente, que traduiraient les fameuses lois mémorielles sur les génocides et la traite négrière.
Parmi ces dénonciations fracassantes, citons le livre de Dimitri Casali, L’histoire de France interdite. Pourquoi ne sommes nous plus fiers de notre histoire (Jean-Claude Lattès) ; celui de Vincent Badré, L’Histoire fabriquée ? : Ce qu’on ne vous a pas dit à l’école… (Editions du Rocher) ; ou encore celui de Laurent Wetzel, Ils ont tué l’histoire-géo (Bourin Editions) – tous sortis en 2012. Le débat a été en particulier orchestré par Le Figaro dès le mois d’août dernier (http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2012/08/24/01016-20120824ARTFIG00298-qui-veut-casser-l-histoire-de-france.php). Jean Sevillia, rédacteur en chef adjoint au Figaro Magazine, avait justement publié l’année d’avant, après d’autres ouvrages de la même veine, Historiquement incorrect (Fayard). Le débat médiatique sur ce thème avait commencé dès janvier 2012 dans la revue L’Histoire (p.18-19), pour se poursuivre sur France 5, et plus récemment dans « Ce soir ou jamais », l’émission vespérale de Frédéric Taddei sur France 3. Laurent Wetzel, pour mémoire, est cet agrégé et inspecteur d’académie en histoire, ancien maire de Sartrouville dans les années 1990, qui flirta un temps avec le Front national et s’illustra en débaptisant dans sa commune les rues Karl Marx, Lénine, Jacques Duclos, mais aussi Nelson Mandela et Marcel Paul (ancien ministre communiste, résistant et déporté). C’est dire son intérêt pour l’histoire.
J’ai eu moi-même l’occasion le 15 novembre dernier de débattre sur Radio Chrétienne de France (une preuve d’éclectisme) avec l’un de ces auteurs, Dimitri Casali (qui avait ce jour-là un profil relativement bas), en même temps qu’avec Hubert Tison, secrétaire général de l’association des professeurs d’histoire et géographie (http://podcast.rcf.fr/emission/142408/420668) – qui dénonce pour sa part la réduction des programme d’histoire en terminale, et sous un tout autre angle. J’ai retrouvé Dimitri Casali et Vincent Badré, invités comme moi au Salon du Livre d’Histoire de Versailles des 17-18 novembre 2012 (http://www.versailles.fr/index.php?id=357). Ce salon, relativement récent, rencontre un certain succès, même si l’affluence était moindre le samedi 17 novembre : comme nous l’expliqua le maire de la ville, François de Mazière, une grande partie de la bourgeoisie versaillaise, fidèle à ses traditions, battait cet après-midi là le pavé parisien pour protester contre « le mariage pour tous »… Versailles, où les chambres royales du château ont été méticuleusement reconstituées, où le mécénat intéressé de Vinci (en échange d’une gestion de longue durée des parkings dans d’assez bonnes conditions) a permis la restauration de la Galerie des Glaces – mais où l’un des lieux les plus emblématiques de la Révolution française, le Jeu de Paume où eut lieu le fameux serment, n’est pas ouvert au public.
L’histoire commence à Sumer …
J’ai certes critiqué récemment les programmes scolaires, mais sur une toute autre base, celle du décalage entre l’enseignement usuel de l’histoire d’une part, et les apports factuels et conceptuels de trente années d’archéologie préventive d’autre part. Ce décalage porte à la fois sur les périodes chronologiques, étudiées ou non, et sur la représentation qui en est donnée. Quant aux périodes, l’arrêté ministériel du 15 août 2008 (cf. http://eduscol.education.fr/) est en effet éclairant : « À l’école primaire, les élèves ont étudié les premières traces de la vie humaine sur lesquelles on ne reviendra pas au collège. Ils y ont également abordé l’Antiquité à travers l’approche de la Gaule et de sa romanisation. En sixième, après un premier contact avec une civilisation de l’Orient, les élèves découvrent la Grèce et Rome, […] l’émergence du judaïsme et du christianisme, […] les empires chrétiens de l’Orient byzantin et de l’Occident carolingien ». En effet, « ce programme est orienté essentiellement vers l’étude de grandes civilisations entre le IIIe millénaire av. J.-C. et le VIIIe siècle ». En résumé, l’histoire commence avec les Etats constitués, leurs hiérarchies et leurs armées, et tout cela va de soi. Les trajectoires qui y ont mené ne sont pas un problème, ni même un sujet.
Pour ceux qui n’auraient pas compris, l’arrêté précise, concernant la classe de troisième, que « à la fin de la scolarité obligatoire, l’élève doit connaître et savoir utiliser les repères historiques suivants :
– IIIe millénaire av. J.-C. : Les premières civilisations
– VIIIe siècle av. J.-C. : Homère, fondation de Rome, début de l’écriture de la Bible
– Ve siècle av. J.-C. : Périclès
– 52 av. J.-C. : Jules César et Vercingétorix, Alésia
– Ier siècle : Début du christianisme
– Ier et IIe siècles : « Paix romaine »
– 622 : L’Hégire […]
… et ainsi de suite, jusqu’à « 2002 : l’euro, monnaie européenne ». Avec tout le respect dû aux croyants des religions, on peut aussi se demander si c’est bien elles qui structurent l’essentiel de l’histoire humaine, même si ladite histoire, on le voit, ne commence qu’au IIIe millénaire avant notre ère, et qu’il n’y avait donc rien avant. Les écoliers avaient eu plus de chance : leur histoire de France commençait avec une date plus ancienne, bien que fausse en l’occurrence, celle de l’ « Homme de Tautavel » …
Il est vrai que cette question des programmes scolaires n’est pas simple. Lors de la table ronde des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois consacrée à l’ « histoire globale », dont j’ai rendu compte précédemment sur ce blog, un enseignant nous demanda avec raison : « D’accord pour ajouter au programme ce dont vous déplorez l’absence ; mais dans ce cas, qu’est-ce que l’on retire ? ». Et Christian Grataloup fit par ailleurs remarquer que les programmes scolaires rigides, qui nous paraissent si évidents, sont une spécialité française qui n’existe ni en Allemagne, ni en Grande-Bretagne, ni aux Etats-Unis, où les enseignants ont beaucoup plus de latitude et d’autonomie.
« Vague brune sur l’histoire de France »…
Les attaques émises par les livres cités en introduction sont évidemment d’une toute autre nature. Elles font partie d’une offensive idéologique d’ensemble, qui peut parfois prendre des formes extrêmes. Ainsi le doyen des inspecteurs d’histoire et géographie, Laurent Wirth, a fait l’objet ces derniers mois d’une campagne diffamatoire à connotations antisémites, au point que l’Association des professeurs d’histoire et géographie (APHG) a dû émettre un communiqué solennel pour le soutenir (cf http://aggiornamento.hypotheses.org/798). Des sites internet s’efforcent de dénoncer plus généralement ces attaques contre l’histoire, comme Aggiornamento hist-geo, sous-titré « Réflexions et propositions pour un renouvellement de l’enseignement de l’histoire et de la géographie du primaire à l’université » (http://aggiornamento.hypotheses.org/), animé entre autres par les historiennes et historiens Suzanne Citron (bien connue pour son livre pionnier sur Le mythe national: l’histoire de France revisitée), Laurence De Cock (auteure en 2008 de Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, chez Agone), Patricia Legris (auteure en 2010 d’une thèse téléchargeable sur L’écriture des programmes d’histoire en France (1944-2010). Sociologie historique de la production d’un instrument d’une politique éducative), Philippe Olivera ou encore Emmanuelle Picard (qui a codirigé avec Laurence De Cock en 2009 La Fabrique scolaire de l’histoire chez Agone), etc. On peut aussi consulter le site du « Comité de Vigilance face aux usages publics de l’histoire » (CVUH), comité fondé en 2005 à l’initiative de Gérard Noiriel, Michèle Riot-Sarcey et Nicolas Offenstadt, au moment où une « loi mémorielle » entendait célébrer les « apports positifs » de la colonisation française : http://cvuh.blogspot.fr/.
On trouvera sur ces sites des critiques suffisamment détaillées et pertinentes des ouvrages en question, comme en août 2012 le texte de Eric Fournier, Laurence De Cock et Guillaume Mazeau intitulé « vague brune sur l’histoire de France » (http://aggiornamento.hypotheses.org/898), ou le compte-rendu du livre de Dimitri Casali par Eric Fournier en octobre 2012 (http://aggiornamento.hypotheses.org/994). On peut aussi consulter l’analyse par William Blanc sur le site du CVUH du fameux best seller de Lorànt Deutsch, Métronome, (http://cvuh.blogspot.fr/2012/06/metronome-un-succes-historique.html), livre qui a aussi fait l’objet d’une émission de Daniel Schneidermann sur son site Arrêt sur image. L’histoire vue par Métronome, moins agressive que celle des autres ouvrages mentionnés, n’en témoigne pas moins d’une éclatante idéologie : elle est en effet celles des grands hommes, des rois et des saints, et consacre huit pages à Saint Denis, treize à Sainte Geneviève, quinze à Pépin le Bref, mais un seul (petit) paragraphe à la Commune de Paris, trois lignes à l’Occupation allemande de 1940-1945 et … aucune à la Collaboration.
Haro sur les sciences économiques et sociales
Ces attaques idéologiques ne sont pas propres aux programmes d’histoire. L’enseignement de l’économie et de la sociologie (« Sciences économiques et sociales » ou SES) au lycée fait l’objet depuis plusieurs années d’attentions identiques. Le Figaro, toujours lui, avait titré en janvier 2008 sur « Les manuels scolaires d’économie en accusation », annonçant un « audit » lancé par l’Education nationale (http://www.lefigaro.fr/actualites/2008/01/15/01001-20080115ARTFIG00007-darcos-s-attaque-aux-manuels-d-economie.php). En fait l’offensive avait commencé dès les années 1980, régulièrement relayée par l’Expansion, le magazine Capital, ou encore le Figaro magazine, comme le démontre en détail Elisabeth Chatel, de l’ENS Cachan, dans un colloque de 2008 (http://www.idies.org/index.php?post/Le-contenu-de-lenseignement-des-Sciences-economiques-et-sociales-%3A-un-enjeu-social-pour-qui) ou encore Sabine Rozier dans un article de la revue Savoir/agir, n°10, de 2010 (www.fondation-copernic.org/spip.php?article322).
Cette offensive s’accéléra dans les années 2000, autour de l’Institut de l’Entreprise (IDE) et d’une officine gouvernementale, le « Conseil pour la diffusion de la culture économique » (Codice), créé en 2006, et elle aboutit à l’audit de 2008. De fait, dès 2004, le déjà oublié ministre de l’Économie et des Finances Francis Mer qualifiait les SES de « cours de marxisme ne donnant pas une bonne connaissance du monde de l’entreprise », tandis que l’association « Positive entreprise » considérait que lesdits manuels de SESdonnaient « de l’entreprise et de l’économie une vision à la fois pessimiste, voire négative, incomplète, réductrice et idéologiquement orientée ».
Cette offensive a connu un certain succès, puisque comme le remarquait l’économiste Bertrand Rothé dans Marianne en juin 2012, les nouveaux manuels scolaires font désormais l’éloge des marchés et du libéralisme, à contre-courant de la déroute actuelle de la doxa libérale (http://www.marianne.net/BertrandRothe/Quand-les-manuels-scolaires-font-l-eloge-des-marches_a33.html).
On trouvera sur tout cela une excellente mise au point dans le livre du même Bertrand Rothé, écrit avec Gérard Mordillat : Il n’y a pas d’alternative – Trente ans de propagande économique (Le Seuil, 2011).
De l’art du retournement
Il n’y a évidemment pas à s’étonner de la virulence de ces attaques contre l’histoire, dans un contexte politique où une partie de la droite française paraît de plus en plus à la remorque idéologique de l’extrême droite. De fait, les procédés rhétoriques de la Nouvelle Droite des années 1970-1980 sont systématiquement pratiqués dans ces ouvrages et ces discours, à savoir la récupération et le détournement d’expressions jusque-là consacrées. Le terme de « bien-pensants », qui désignait les cléricaux, est transformé en « bien-pensance » pour stigmatiser un discours de gauche. La « pensée unique », terme inauguré par Ignacio Ramonet dans Le Monde Diplomatique de janvier 1995 (http://www.monde-diplomatique.fr/1995/01/RAMONET/1144) pour caractériser la manière dont le libéralisme économique se définit comme seule voie possible et sans alternative possible – terme que Jacques Chirac reprendra avec bonheur pour sa campagne de 1995 contre la « fracture sociale », mais qu’il reniera tout aussi vite – ce terme est retourné pour stigmatiser ces mêmes discours de gauche. On reprend le thème du « droit à la différence », pour dénoncer cette fois un « racisme anti-français ». On parle de « révisionnisme historique » pour accuser l’adversaire. On traite de « conservateurs » et d’ « archaïques » les courants de pensée progressistes, etc.
Contre tout cela, et pour l’histoire, il n’y a rien d’autre à faire que répéter, répéter, répéter, ce qui est bien le moindre pour des pédagogues.
1 Commentaire
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[…] relayée par le Figaro et Valeurs Actuelles, et dont j’ai déjà rendu compte en novembre 2012 (http://www.jeanpauldemoule.com/larcheologie-lhistoire-et-les-programmes-scolaires/). On citera en particulier les livres de Vincent Badré, Dimitri Casali, Laurent Wetzel ou encore […]