L’archéologie pour les gens ?

Crédit photo – Le trou des Halles, 1973 © Atelier Robert Doisneau

 

« On nous rackette, et on ne nous rend rien ! ». Ainsi avaient commencé en novembre 1998 mes relations avec Bernard Poignant, alors maire de Quimper, et co-auteur avec Bernard Pêcheur, conseiller d’État, et moi-même, du rapport qui devait conduire à la loi sur l’archéologie préventive de janvier 2001. D’importantes fouilles venaient d’avoir lieu devant la cathédrale de Quimper, menées à l’époque dans le cadre de l’Association des fouilles archéologiques nationales (Afan), « faux nez » de l’État comme la qualifiait à l’époque la respectable Cour des Comptes. Et de fait, les archéologues n’avaient pu, fouille faite, que laisser à Quimper un grand trou, car aucun crédit n’était prévu pour autre chose, c’est-à-dire pour restituer aux citoyens le résultat des recherches pour lesquelles ils avaient payé avec leurs impôts locaux.

Pendant longtemps, la communication des recherches scientifiques auprès du grand public n’a pas été très bien vue de la part des chercheurs et de leurs administrations. Le vilain mot de « vulgarisation » disait bien ce qu’il voulait dire : en faire, c’était un peu se compromettre, et les vrais savants ne se compromettaient pas. Les choses ont depuis changé, mais pas complètement, même si la diffusion de l’information scientifique peut désormais faire partie de l’évaluation d’un chercheur. Il est vrai que certaines sciences ne sont pas faciles à « diffuser ». Mais l’archéologie est justement l’une de celles qui s’y prêtent le mieux, tant elle est une science du rêve, mais aussi de réflexion sur les temps passés, présents, et à venir.

L’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) à peine mis en place en 2002, les attaques, on le sait, contre l’archéologie préventive se sont immédiatement déchainées, essentiellement venues d’une partie du monde politique et à contre-pied du grand public, passionné lui d’archéologie. Ces attaques, dans lesquelles se sont illustrés, à la Chambre ou au Sénat, Pierre Méhaignerie, Daniel Garrigue, Henri de Raincourt, Charles-Amédée de Courson ou Jean-Pierre Brart, entre autres (il vaut de les relire), étaient avant tout un procès en illégitimité. L’archéologie c’était bien, mais chez les autres. Ce qu’on trouvait en France, « ce n’était pas Pompéi », « ce n’était pas la tombe de Nefertiti » (sic). Même si le coût, forcément « exorbitant » (re-sic), des fouilles était mis en avant, il était facile de montrer que ce coût était en définitive répercuté sur les « clients » par les aménageurs politiques ou économiques et que, sur une autoroute ou une ligne de TGV par exemple, il ne dépassait guère en général 1% à 2% du budget total de l’aménagement.

 

            L’Inrap : une mission culturelle

 

Il était donc patent que l’Inrap, dès son déploiement originel, devait avoir pour mission absolue, non seulement de mener et de publier des fouilles archéologiques, ce qui allait de soi, mais de restituer auprès du public le résultat de ces recherches. Cette restitution devait avoir lieu à deux niveaux. D’une part, celui de la présentation au public local de chaque fouille importante, sous la forme de « portes ouvertes », de conférences, de brochures, voire d’expositions – comme par exemple celle, itinérante, qui fit le bilan des travaux sur la ligne du TGV Grand Est (« Cent mille ans sous les rails »). Mais il y avait aussi un enjeu plus général, de montrer l’importance de l’archéologie pour la compréhension historique du monde, y compris de notre monde contemporain, comme l’illustra le colloque de 2006 au centre Pompidou « L’avenir du passé : modernité de l’archéologie ». Ces colloques annuels de l’Inrap, qui ont toujours lieu à guichet fermé et sont à chaque fois publiés (aux éditions de La Découverte), sont devenus une institution. Le dernier publié, en août 2017, porte justement sur « l’archéologie des migrations », thème pour le moins d’actualité. Pourtant, cette mission nécessaire a été aussitôt, dans les premiers temps, contestée par le ministère de la Culture, qui voulait s’en garder le monopole, malgré des moyens en baisse régulière. Le premier colloque, « L’archéologie préventive dans le monde – apports de l’archéologie préventive à la connaissance du passé », tenu en 2005, avait même failli être annulé par la même administration.

Outre ces colloques, toute une série de publications pour le grand public ont été mises en place dès 2005, en partenariat ou coédition avec divers éditeurs motivés – comme La Découverte, Actes Sud, Gallimard, Hazan, Ouest-France ou les Éditions du CNRS. Ces ouvrages ont rencontré un grand succès, certains ont reçu des prix, et plusieurs ont été traduits à l’étranger, y compris en italien, espagnol, portugais, chinois, coréen, japonais ou encore turc. De même, le site internet de l’Inrap est devenu, pour les enseignants du primaire comme du secondaire, une mine documentaire et un centre de ressources extrêmement appréciés. 

En quelques années, le combat culturel a été largement gagné. Les déclarations politiques hostiles à l’archéologie ont cessé ; quelques demandes de droit de réponse dans la presse régionale à propos de telle ou telle fouille ont en outre incité les journalistes à se mieux informer. Réalistes par nature, les élus locaux, après avoir vitupéré contre l’Inrap, se sont aperçus que les fouilles archéologiques passionnaient leurs électeurs, et ont donc changé leur fusil d’épaule, tels Daniel Garrigue à Bergerac (après les fouilles de la rocade), Jean-Marie Vanlerenberghe à Arras (après les grandes fouilles d’Actiparc), Jean-Paul Fournier à Nîmes (voir plus loin), ou même le sénateur Philippe Adnot dans l’Aube (après la découverte de la tombe princière de Lavau) – entre autres.

Mais bien au-delà, les émissions sur l’archéologie se sont multipliées, les découvertes archéologiques en métropole ont été de plus en plus médiatisées, l’archéologie est devenue effectivement partie prenante des débats de société – le climat, la nutrition, l’inégalité, la violence, les migrations, etc. La rencontre entre archéologie et art contemporain, autour du devenir de nos propres vestiges et déchets, est aujourd’hui un thème à la mode. Et « faire l’archéologie de … » est une tournure de phrase presque obligée dès qu’il est question de l’histoire d’une technique, d’un comportement ou d’une institution – alors que sa première et lointaine occurrence, avec L’archéologie du savoir de Michel Foucault (1969) sonnait un peu étrangement, même si elle était étymologique.

La partie est-elle définitivement gagnée pour l’archéologie dans la société française ? Pas vraiment.

 

            Vienne : une découverte « imprévue » très prévue

 

Elle n’est pas gagnée pour plusieurs raisons, une partie découlant directement de la mise en concurrence commerciale de l’archéologie préventive. La structuration de l’archéologie autour d’un pôle public de l’archéologie préventive permettait de définir une politique nationale cohérente de recherche, mais aussi de diffusion culturelle. L’éclatement et la dispersion des fouilles a apporté une grande part d’incohérence, sinon de disparition des données. La course aux bénéfices a fait passer à l’arrière plan les activités de recherche et de publication. L’Inrap lui-même, dont le budget a été longtemps déficitaire à cause de l’incapacité des fonctionnaires de Bercy à mettre en place une taxe à la hauteur initialement prévue (maintenant prise dans le budget de l’État, avec tous les risques à terme), déficit aggravé par la concurrence à tout prix, voit ses moyens fondre, au point que bien des archéologues sur le terrain sont au bord de la lassitude, sinon de l’épuisement. Dans ce cadre, les crédits que l’Inrap doit par définition consacrer à la recherche et au développement culturel sont régulièrement remis en cause et rognés par les hauts fonctionnaires censés veiller sur ses missions. Ce qui ne manque pas de rejoindre de vieux rêves d’antan, où l’Inrap ne serait qu’une entreprise de fouilles comme une autre, sinon seulement de diagnostics.

Un exemple tout frais réunit tous ces ingrédients : la « petite Pompéi » de Vienne, en Isère, amplement médiatisée pendant cet été 2017. On se souvient que Vienne fut un temps l’une des principales villes de la Gaule romaine, et parfois même une capitale. Il n’y avait donc pas à s’étonner que, sur un terrain à bâtir de 5.000 m2, on découvre d’importants vestiges. C’est ce que révélèrent évidemment les diagnostics préalables de l’Inrap, montrant que ce quartier romain résidentiel avait été en partie incendié, et donc dans un excellent état de conservation, et qu’on y trouverait, fort bien conservés, monuments urbains, rues, maisons et même mosaïques. La fouille proprement dite fut mise comme d’habitude aux enchères, et l’entreprise commerciale Archeodunum remporta le « marché » avec une proposition de prix très basse, visiblement trop basse. Le service régional de l’archéologie (du ministère de la Culture) ne réagit pas et laissa passer le budget tel quel, et la fouille commença, avec des moyens insuffisants, comme prévu. Mais là, ô miracle ! Murs et mosaïques commencent à sortir de terre de partout, ce qui enclenche la procédure habituelle en cas de « découverte exceptionnelle » imprévue : c’est l’État, donc les citoyens, qui doit en ce cas abonder le budget de la fouille, et l’amener à une hauteur convenable, haussant le maigre budget initial versé à Archeodunum par l’aménageur à un niveau plus décent. Et chacun de s’extasier sur la découverte !

Cela ne retire évidemment rien au mérite des archéologues sur le terrain, qui n’ont rien à dire sur le pilotage politico-financier de leur employeur, et font du mieux qu’ils peuvent dans les limites du budget qu’on veut bien leur donner. Mais cela illustre la perversité du système concurrentiel, qui permet ainsi de remettre à flot des entreprises commerciales en difficulté grâce au budget de l’État – tout comme le fameux « Crédit impôt recherche » dont il a été souvent question ici. Et cela illustre aussi les insuffisances, pour le moins, des contrôles scientifiques du ministère de la Culture, notamment par manque de moyens – pour ne pas parler d’un certain laxisme, rare heureusement, vis à vis de ces entreprises commerciales.

 

            Scandale archéologique à Marseille ?

 

Une autre découverte très médiatisée de l’été 2017 aura été la carrière antique de Marseille, au lieu dit La Corderie. À cet endroit, sur 4.200 m2, l’entreprise Vinci a programmé la construction d’un immeuble de prestige. – cette même entreprise Vinci qui a obtenu, entre autres, à prix cassés sous le gouvernement Villepin la concession fort lucrative d’une bonne partie de notre réseau autoroutier payant, concession confirmée tout récemment par le gouvernement Valls, malgré quelques déclarations préliminaires contraires. Après les diagnostics de l’Inrap, la fouille excellemment menée par Philippe Mellinand (pour une fois, l’Inrap a obtenu la fouille) a révélé une vaste carrière de calcaire gréseux dit « de Saint Victor », exploitée par les Grecs de Marseille durant le 6ème siècle avant notre ère, c’est-à-dire le premier siècle d’occupation de la ville – avec quelques reprises limitées de l’extraction au 2ème siècle puis à l’époque romaine (voir l’interview de l’archéologue dans le journal La Provence du 10 août 2017).

Ce calcaire gréseux est friable, et n’a pu être utilisé que pour des fondations, de petites statues et surtout des sarcophages. L’intérêt historique de cette carrière est évident, car il permet de montrer les techniques d’extraction de l’époque. Dans un premier temps, le service régional du ministère de la Culture a proposé d’en geler 650 m2, les mieux conservés, qui seraient ainsi présentés au public, avec des panneaux et projections en 3D mis en œuvre par l’Inrap. Un gel de l’ensemble de la carrière risquerait en effet, le mistral aidant, de la transformer rapidement en dépotoir à ciel ouvert, comme on peut malheureusement le constater dans un certain nombre de lieux comparables en Grèce ou en Italie, par exemple – à moins de construire un improbable hangar de 4.200 m2. Y implanter un jardin serait contradictoire avec le projet de dévoiler au public la totalité de la carrière telle qu’elle subsiste avec ses traces d’extractions, et la fragilité de la pierre pose de toute façon des problèmes de conservation en plein air.

Pourtant, le projet à ce stade actuel a rencontré une opposition publique et médiatique comme il n’y en a jamais eu ces dernières décennies dans la ville, alors que des vestiges bien plus importants avaient été mis au jour – ne serait-ce que le cimetière médiéval de la rue Malaval, avec ses 240 tombes et sarcophages, dont la destruction au début des années 2000 avait ému jusqu’au préfet. Cette opposition est née de la rencontre de plusieurs intérêts convergents, bien que fort différents : quelques scientifiques de bonne volonté outrés devant des années de destructions du patrimoine archéologique marseillais, permises par la passivité sinon les intérêts des municipalités successives ; quelques autres réglant des comptes locaux (c’est humain, et parfois compréhensible) ; une opinion publique tout autant de bonne volonté et tout autant outrée ; des riverains, plutôt fortunés dans ce quartier, hostiles à ce qu’un nouvel immeuble de huit étages, même de prestige, leur gâche la vue ; et enfin le nouveau député marseillais, Jean-Luc Mélenchon. La présence de ce dernier n’est pas illégitime, même si le site n’est pas sur le territoire de sa circonscription, car il fut le seul à avoir pris en compte l’archéologie préventive (et ses actuelles dérives) dans son programme présidentiel, au contraire de tous les autres candidats. Mais il y a évidemment vu aussi l’occasion de faire un « coup » politique. Il n’est pas le seul. Le journaliste Franz-Olivier Giesbert, passé naguère du Nouvel Observateur au Figaro, vient de découvrir l’archéologie préventive dans un éditorial intéressé de La Provence, qui prend soin d’épargner Vinci et l’actuelle municipalité, mais s’acharne contre la ministre de la Culture.

Quant aux riverains, il est évidemment très classique que l’archéologie serve ainsi de prétexte – pour éviter l’expression de « prise en otage », abusivement utilisée à chaque fois qu’une grève perturbe des mécontents. Des habitants en général favorisés (il faut s’organiser, prendre des avocats, agiter les médias, actionner des réseaux) se découvrent tout soudain une passion pour l’archéologie locale et ses vestiges, et revendiquent haut et fort la préservation incontournable de notre patrimoine archéologique national. On a pu encore le constater tout récemment à Uzès, où de magnifiques (pour ceux qui aiment le goût romain) mosaïques ont été découvertes, puis démontées, à l’occasion de l’extension d’un collège. Comment ne pas comprendre la réticence de la bourgeoisie uzétienne à voir se multiplier le nombre d’adolescents dans ses paisibles rues ?

On ne sait pas encore comment finira l’affaire marseillaise. Soyons au moins rassurés pour Vinci : si d’aventure son opération immobilière était annulée, l’entreprise serait grassement indemnisée avec nos impôts. On ne pourrait que se réjouir de cette tardive prise de conscience marseillaise devant les destructions. Les premières fouilles de sauvetage menées en catastrophe dans les années 1960 dans le quartier de la bourse, révélant le fond du port grec, avaient rencontré l’hostilité déclarée du maire de l’époque, Gaston Deferre. L’attitude des municipalités successives n’a guère changé depuis lors, même si de grandes fouilles ont pu être menées ensuite par l’Afan puis l’Inrap depuis les années 1990. Faute de moyens adéquats, une part reste néanmoins à publier. Une bonne partie de ces fouilles avait cependant révélé des vestiges autrement plus importants et spectaculaires que ceux de la carrière grecque de La Corderie.

 

            Concilier aménagement et archéologie ?

 

Si l’on s’en tient aux vestiges spectaculaires qui ont fait l’objet de fouilles préventives de qualité mais n’ont pas été préservés in situ, citons au moins celles de Nîmes au milieu des années 2000, sous le cours Jean Jaurès : tout un quartier romain intact du 1er siècle de notre ère sur 6.000 m2, avec ses rues pavées, une fontaine et sa statue de Neptune grandeur nature tombée dans le bassin, ses maisons patriciennes aux murs conservés sur plus d’un mètre de hauteur, avec mosaïques, fresques, et parfois même plafonds peints effondrés sur place. Et tout cela pour un parking souterrain qui ne sera sûrement plus en usage dans deux mille ans, et qui ramène, comme tant d’autres ailleurs, de plus en plus de véhicules dans des centres villes historiques de plus en plus engorgés – là où les villes européennes civilisées excluent de plus en plus les voitures. Dans le cas de Nîmes, une préservation sur place aurait pu s’imposer. Du moins le maire, après s’être déchainé contre l’Inrap, a dû, devant l’émoi de ses électeurs, faire figurer l’année suivante l’une des mosaïques sur sa carte de vœux, pour finalement entreprendre la construction d’un « musée de la romanité » en face des célèbres arènes.

Par définition, dit la loi de 2001, l’archéologie préventive est la conciliation, sous l’égide de l’État, de trois impératifs contradictoires, la recherche scientifique, la conservation, et le développement économique et social. La fouille, par définition aussi, est une destruction. Parfois, des vestiges peuvent être conservés en place. S’ils sont à l’air libre, ils sont alors en danger permanent, face à la pollution (comme le malheureux Parthénon) et aux intempéries (comme l’architecture mésopotamienne en brique crue). S’ils sont fragiles, la meilleure solution est, à ce jour, de les réenfouir. Ils sont parfois, faute de mieux, confinés dans des « cryptes » archéologiques non accessibles au public, comme à Arles – certes un moindre mal. Ce sont à chaque fois des décisions difficiles, car on ne peut pas, symétriquement, mettre tout le pays sous cloche, même si la France est peut-être destinée à devenir à terme un gigantesque musée à ciel ouvert, une sorte de Disneyland patrimonial à l’intention des touristes du monde entier.

Il y eut effectivement des destructions autrement spectaculaires, qui dans les années 1970-1980 ont commencé à donner lieu aux premiers scandales archéologiques, menant peu à peu au développement de l’archéologie préventive, parmi lesquels on peut citer, outre la bourse à Marseille, le trou des Halles, le forum romain de la rue Soufflot et l’île de la Cité à Paris (sous l’égide de feu Michel Fleury, directeur des antiquités de l’époque), le sanctuaire romain de Bourbonne les Bains (et ses statues en bois), ou le cimetière médiéval d’Orléans. À Metz, un peu plus tard, les archéologues durent s’enchaîner (avec succès) devant les bulldozers. Même dans les années 2000, l’implantation du musée du quai Branly se fit au prix d’une fouille drastiquement réduite à 200 m2 sur les 20.000 m2 de l’emprise, de par les impératifs politiques du moment, alors qu’abondaient les vestiges en bois, du néolithique à l’époque romaine – une fouille plus « palliative » que préventive, avait écrit alors une journaliste spécialisée.

 

            Les destructions continuent, l’impunité aussi

 

Dans ces mêmes années 2000, l’extension du port laissa sur les quais du Havre les restes éparpillés de plusieurs vaisseaux anciens remontés par les excavatrices, canons de bronze mêlés aux débris de bois. En 2013, un ensemble d’éoliennes a ravagé le village médiéval de Saint Pierre Le Clair près de Limoux dans l’Aude. Exemples, pour ce que l’on en connaît, bien inférieurs aux destructions inconnues. Et sans compter bien sûr les fouilles commerciales bradées désormais à vil prix, qui sont à la limite de la destruction pure et simple.

La politique de prescription des fouilles devrait être souvent, à cet égard, sérieusement réexaminée, même si elle est en principe soumise aux comités consultatifs d’experts nommés par l’État dans les Commissions territoriales de la recherche archéologique (les CTRA, qui ont remplacé les anciennes CIRA). Trop souvent, la pression des aménageurs ou des élus force les services archéologiques du ministère de la Culture à limiter les prescriptions de fouilles, soit aux zones les plus « riches », ce qui empêche la compréhension d’ensemble du site, soit même à « geler » certaines parties dont la fouille coûterait trop cher à l’aménageur.

Ce gel est parfois une véritable tromperie. Ainsi dans les années 1990, lors de la fouille de pirogues néolithiques en bordure de Seine (elles ont donné leur nom à une rue !), dans le quartier parisien de Bercy et avant la construction d’immeubles résidentiels, les aménageurs privés avaient promis, pour la partie non encore fouillée, que leurs fondations ne descendraient pas jusqu’au niveau archéologique, et donc qu’ils n’avaient pas à payer pour les fouilles à prévoir. Las, les archéologues passant par là quelque temps plus tard découvrirent un trou béant à la place du site néolithique. L’aménageur, désolé, plaida l’erreur humaine, et rien de plus ne se passa, évidemment. Ce n’est qu’à Amiens, dans les années 2000, qu’un aménageur, qui avait sciemment détruit un site romain, fut cette fois condamné à une amende significative – une exception.

Il vient d’y avoir pire. Sur la commune de Soupir, dans le département de l’Aisne, une partie d’une carrière de gravier de l’entreprise Eqiom avait été gelée, à cause en particulier de la présence, au sein d’une nécropole de l’âge du Fer, d’une tombe aristocratique reconnue au diagnostic en 2010, mais que l’entreprise n’avait pas voulu financer, s’engageant à la préserver. Pourtant, comme le prouvent des clichés aériens successifs entre 2013 et 2015, ladite entreprise a non seulement détruit froidement la partie protégée, mais a ensuite reconstitué un faux îlot, lui donnant la forme de l’ancienne parcelle ! Eqiom est, dit son site internet officiel, le nouveau nom d’Holcim France, nom qui « met en avant ses valeurs – celles de l’équité, l’étique [sic !], de l’équilibre – et de l’humain – l’homme étant au cœur de l’engagement collectif ». Holcim, groupe suisse fusionné avec le groupe français Lafarge, forme depuis 2015 le groupe LafargeHolcim Ltd, avec près de trente milliards de chiffre d’affaire. Holcim a été plusieurs fois lourdement condamné aux Etats-Unis pour de graves atteintes à l’environnement, mais aussi en Australie pour une destruction de site préhistorique, et est accusé d’avoir passé une entente avec le groupe terroriste Daesh. La destruction du site de Soupir vient d’être signalée au Ministère de la Culture. On attend sa réaction.

 

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Rendre l’archéologie aux gens, ou au moins aux citoyennes et citoyens – qui en définitive paient pour les fouilles – est donc une mission multiple mais impérieuse. Elle peut passer par le gel d’un site visible et présentable, inclus dans des constructions nouvelles ou préservé en tant que tel (comme la villa romaine du musée Vesunna à Périgueux, due à Jean Nouvel) ; il est vrai qu’il s’agit presque toujours de constructions en pierre, donc romaines ou médiévales. Les archéologues japonais sont parmi les seuls qui réussissent à stabiliser et à présenter des vestiges en terre. Mais cette mission passe dans tous les cas par une politique culturelle dynamique et constante de présentation et de diffusion, expositions permanentes ou itinérantes, publications pour tous les types de publics, productions audiovisuelles, conférences ou encore colloques, sans compter l’enseignement scolaire. Toute politique publique qui au nom d’impératifs budgétaires ferait l’impasse sur cette mission culturelle nierait la finalité même de l’archéologie préventive – et la mettrait en cause à terme. Certains oublient peut-être que l’économie de la culture est, en volume, supérieure à celle de l’automobile.

 

 

 

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